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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/386

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LETTRE CLIX

Minuit, 1776.

Oh ! vous êtes tout de glace, gens heureux ! Gens du monde, vos âmes sont fermées aux vives, aux profondes impressions ! Je suis prête à remercier le ciel du malheur qui m’accable, et dont je meurs, puisqu’il me laisse cette double sensibilité et cette profonde passion qui rendent accessible à tout ce qui a connu la douleur, à tout ce qui est tourmenté par le plaisir et le malheur d’aimer. Oui, mon ami, vous êtes plus heureux que moi : mais j’ai plus de plaisir que vous ; je viens de finir le premier volume du Paysan perverti. Cette dernière page ne vous a pas ravi ; vous n’avez pas eu besoin de m’en parler, de me la lire ! âme de glace ! C’est le bonheur, c’est le langage du ciel. Et la mort de Manon, et sa passion, et ses remords, et ces mots douloureux et passionnés qu’elle employe ! Ah ! mon Dieu ! nous avons passé hier la soirée ensemble ; le livre était là, vous l’aviez lu et vous ne m’en disiez mot ! Mon ami, il y a un petit coin de votre âme, et une grande partie de votre conduite qui pouvaient sans folie et sans injustice faire faire un rapprochement qui ne vous plairait pas. Oui, oui, il y a un peu d’Edmond dans votre affaire, vous ne lui ressemblez pas de face, mais un peu de profil. Mon ami, ce livre, ce mauvais livre qui manque de goût, de délicatesse, de bon sens même, ce livre, ou je me trompe fort, est fait avec le reste de passion et de chaleur qui animait Saint-Preux et Julie. Oh, il y a des mots délicieux ! si ce ne sont pas les dernières