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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/39

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disposition. Mais voyez quelle horrible personnalité ! voilà trois pages pleines de moi, et cependant je crois que c’est de vous que je suis occupée ; au moins je sens que j’ai besoin de savoir comment vous êtes, comment vous vous portez. Quand vous lirez ceci, mon Dieu ! à quelle distance vous serez ! Votre personne ne sera qu’à trois cents lieues ; mais voyez quel chemin votre pensée a fait ; que d’objets nouveaux ! que d’idées ! que de réflexions nouvelles ! Il me semble que je ne parle plus qu’à votre ombre ; tout ce que j’ai connu de vous a disparu ; à peine trouverez-vous dans votre mémoire les traces des affections qui vous animaient et vous agitaient les derniers jours que vous avez passés à Paris, et c’est tant mieux. Vous savez bien que nous sommes convenus que la sensibilité était le partage de la médiocrité ; et votre caractère vous commande d’être grand : vos talents vous condamnent à la célébrité. Abandonnez-vous donc à votre destinée, et dites-vous bien que vous n’êtes point fait pour cette vie douce et intérieure qu’exigent la tendresse et le sentiment. Il n’y a que du plaisir et point de gloire à vivre pour un seul objet. Quand on ne peut que régner dans un cœur, on ne règne point dans l’opinion. Il y a des noms faits pour l’histoire : le vôtre excitera l’admiration. Quand je me pénètre de cette pensée, cela modère un peu l’intérêt que vous m’avez inspiré. Adieu.



LETTRE III

Lundi, 24 mai 1773.

Que dites-vous de cette folie ? À peine puis-je me flatter que vous m’écoutiez, et je vous accable ! Mais