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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/38

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jamais je jouis de votre société, elle sera le plaisir que je désirerai et que je sentirai le mieux.

J’espère bien que vous m’avez pardonné le tort que je n’ai pas eu. Vous sentez bien qu’il me serait impossible de vous soupçonner un mouvement qui serait contre la bonté et l’honnêteté. Je vous ai accusé pourtant ; cela ne signifiait pas autre chose, sinon que j’étais faible et coupable, et surtout que j’étais troublée au point de ne plus conserver de présence et de liberté d’esprit ; vous voyez trop bien et trop vite pour que j’aie à craindre que vous vous soyez mépris ; je suis bien assurée que votre âme ne croit pas avoir à se plaindre des mouvements de la mienne.

Je sais que vous n’êtes parti que jeudi à cinq heures et demie. J’étais à votre porte deux minutes après votre départ ; j’avais envoyé le matin savoir à quelle heure vous étiez parti mercredi ; et, à mon grand étonnement, j’appris que vous étiez encore à Paris, et qu’on ne savait pas même si vous partiez le jeudi. J’allai moi-même savoir si vous n’étiez pas malade ; et ce qui vous paraîtra affreux, c’est qu’il me semble que je le désirais. Cependant, et par une inconséquence que je ne vous expliquerai pas, je me sentis soulagée en apprenant que vous étiez parti. Oui, votre absence m’a rendu le calme ; mais aussi je me sens plus triste. Il faut que vous me le pardonniez, et que vous vous en contentiez. Je ne sais si je vous regrette ; mais vous me manquez comme mon plaisir, et je crois que les âmes actives et sensibles y tiennent trop fortement ; ce n’est point l’idée de la longueur de votre absence qui m’afflige : car ma pensée n’en voit pas le terme ; c’est simplement le présent qui pèse sur mon âme, qui l’abat, qui l’attriste, et qui à peine lui laisse assez d’énergie pour désirer une meilleure