II
SUITE
DU VOYAGE SENTIMENTAL
Par Mlle de Lespinasse[1].
CHAPITRE XV[2]
que ce fut une bonne journée que celle des pots cassés
Je vous suis, dis-je à mon hôte… Mais, comme il ouvrait la porte, je vis arriver deux ouvriers qui m’apportaient les vases de marbre que j’avais commandés au faubourg Saint-Antoine… « Entrez, mes amis ; et quoique j’aie une affaire, je veux faire la vôtre avant que de sortir… » Ils posèrent à terre mes deux vases. Je les regardais, je les trouvais beaux, et je cherchais sur le visage de ces deux hommes à voir s’ils partageaient mon approbation. En les regardant, je levai un couvercle ; pour le remettre, je me baissai, et je le vis cassé. Je relevai la tête pour parler ; l’un de ces hommes me regarde avec douleur : « Hélas ! oui, monsieur, il est cassé ; mon camarade en mourra de chagrin ; il n’a pas osé venir ; il a craint votre colère. Si notre maître le sait, oh ! oui, Jacques en mourra ». Le son de voix de cet
- ↑ Les deux morceaux qu’on va lire sont de Mlle de Lespinasse. Elle aimait beaucoup le roman anglais de Sterne, qui a pour titre : le Voyage sentimental ; elle a voulu en prendre le style et le ton dans ces deux morceaux : les connaisseurs verront avec quelle délicatesse elle y a réussi. Les faits qu’elle rapporte sont vrais, arrivés à Mme Geoffrin, et méritaient d’être ajoutés aux éloges qu’on a publiés de cette femme respectable. (Ancienne note.) — Ces deux chapitres ont été publiés pour la première fois dans les Œuvres posthumes de d’Alembert, Paris, Pougens, 1799, in-8o, t. II, p. 22.
- ↑ Ce chapitre, dans l’édition originale, porte pour titre : Qui ne surprendra personne ; il y a interversion évidente avec le titre du chapitre XVI : Que ce fut une bonne journée que celle des pots cassés, que nous restituons au chapitre XV et réciproquement. (Note de l’édition Asse.)