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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/417

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homme, l’émotion de son âme avaient déjà remué la mienne. Hélas ! disais-je en moi-même, j’ai eu une fantaisie, et aux yeux d’un Anglais, une fantaisie est une sottise. Je voulais avoir du plaisir, et j’ai fait descendre la douleur dans l’âme de ces bonnes gens… Je les regardais, et je crus m’apercevoir que mon silence avait augmenté leur trouble ; les yeux de celui qui venait de parler étaient pleins de larmes… « Eh non, non, dis-je, en élevant la voix, Jacques ne mourra pas… Vous êtes donc son ami ? — Ah, monsieur, Jacques est un si bon garçon, il travaille si bien, il a tant de malheur, une femme, quatre petits enfants ! c’est lui qui fait vivre tout cela… Oh ! mon bon milord, ayez pitié de lui, de sa pauvre famille et de moi : si notre maître vient à savoir le malheur qui lui est arrivé il renverra Jacques, il sera perdu, et ses enfants et sa femme. — Votre maître ne le saura jamais, mes amis ; allez-vous-en, calmez le chagrin de Jacques, et dites-lui bien que je ne suis point en colère. Adieu ; soyez tranquilles, je suis content… » Je rendis la joie à l’ami de Jacques, et à celui qui était venu avec lui. Leurs yeux et leurs gestes m’exprimaient leur reconnaissance avec plus d’éloquence qu’un orateur de la Chambre des communes n’en met à attaquer un ministre en place… Je sortis avec eux ; je ne trouvai plus mon hôte : mais Lafleur venait m’avertir qu’il était temps d’aller dîner chez madame Geoffrin, où j’avais promis d’aller il y avait deux jours… « Monsieur veut-il un carrosse ? me dit Lafleur ; vous vous en irez plus vite. — Oui, dis-je, mais ce ne sera pas pour y être plus tôt, ce sera pour jouir de l’émotion que je viens d’avoir… » J’ai déjà dit que mon âme aimait le repos, lorsqu’elle était animée par sa propre sensibilité ou par celle des autres… Lafleur revint dans l’instant. « Voilà, dit-il, le carrosse. » J’y montai sans voir Lafleur, je ne voyais plus que Jacques… Il a souffert, me disais-je : il sera rentré chez lui hier au soir sans plaisir ; ses enfants l’auront embrassé, il leur aura ouvert ses bras : mais son âme aura été fermée à la joie ; sa femme aura pressé ses joues, mais son cœur n’en aura rien senti… Ah !