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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/45

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LETTRE V

Ce 6 juin 1773.

Mon Dieu ! que ce qui fait plaisir est rare, et vient lentement ! il me semble qu’il y a un temps infini depuis le 24, et je ne sais combien il faudra attendre encore une lettre de Dresde ; mais au moins me promettez-vous, êtes-vous dans la disposition de m’écrire autant que vous le pourrez ? n’aurai-je contre mon plaisir, contre mon intérêt, que ce qui ne dépendra pas de vous, c’est-à-dire l’éloignement et la lenteur des courriers ? Mais je m’afflige de ce que votre curiosité, de ce que votre activité, en un mot, de ce que vos qualités et vos vertus me sont également contraires. Cet amour de la gloire, par exemple, fera que votre amitié, ou plutôt la mienne, ne sera qu’un malheur de plus dans ma vie ; cependant vous pouvez déjà me dire comme l’ermite à Zadig : J’ai quelquefois répandu des sentiments de consolation dans l’âme des malheureux ; oui, je vous dois ce qui fait le charme et la douceur de l’amitié, je sens que ce lien est déjà trop fort, qu’il a pris trop d’ascendant sur mon âme ; quand elle souffre, elle est tentée de se tourner vers vous pour y chercher de la consolation ; et si elle était calme, elle serait entraînée par un mouvement plus actif, même par le goût du plaisir. Voyez si je suis tout cela pour vous, et si en effet je ne suis pas mieux fondée à vous aimer et à vous regretter ; tout au plus, mon sentiment vous a été agréable, et moi, avant que de vous avoir jugé, vous m’étiez devenu nécessaire ; mais que pensez-vous