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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/454

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V

AUX MÂNES DE MLLE DE LESPINASSE
Par d’Alembert.


22 juillet 1776.

Ô vous qui ne pouvez plus m’entendre ; vous que j’ai si tendrement et si constamment aimée, vous dont j’ai cru être aimé quelques moments, vous que j’ai préférée à tout, vous qui m’auriez tenu lieu de tout si vous l’aviez voulu ; hélas ! s’il peut vous rester encore quelques sentiments dans ce séjour de la mort après lequel vous avez tant soupiré, et qui bientôt sera le mien, voyez mon malheur et mes larmes, la solitude de mon âme, le vide affreux que vous y avez fait, et l’abandon cruel où vous me laissez ! Mais pourquoi vous parler de la solitude où je me vois depuis que vous n’êtes plus ? Ah ! mon injuste et cruelle amie, il n’a pas tenu à vous que cette solitude accablante n’ait commencé pour moi dans le temps où vous existiez encore. Pourquoi me répétiez-vous, dix mois avant votre mort, que j’étais toujours ce que vous chérissiez le plus, l’objet le plus nécessaire à votre bonheur, le seul qui vous attachât à la vie, lorsque vous étiez à la veille de me prouver si cruellement le contraire ? Par quel motif, que je ne puis ni comprendre, ni soupçonner, ce sentiment si doux pour moi, que vous éprouviez peut-être encore dans le dernier moment où vous m’en avez assuré, s’est-il changé tout à coup en éloignement et en aversion ? Qu’avais-je fait alors pour vous déplaire ? que ne vous plaigniez-vous