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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/455

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à moi, si vous aviez à vous en plaindre ? Vous auriez vu le fond de mon cœur, de ce cœur qui n’a jamais cessé d’être à vous, lors même que vous en doutiez, et que vous le rebutiez avec tant de dureté et de sécheresse ? ou plutôt, ma chère Julie (car je ne pouvais avoir de tort avec vous), aviez-vous avec moi quelque tort que j’ignorais, et que j’aurais eu tant de douceur à vous pardonner si je l’avais su ? Vous avez dit à un de mes amis, qui vous reprochait la manière dont vous me traitiez, et dont vous vous accusiez vous-même, que la cause de votre chagrin contre moi était de ne pouvoir m’ouvrir votre âme, et me faire voir les plaies qui la déchiraient : ah ! vous saviez par expérience que je les avais fermées plus d’une fois, de quelque nature qu’elles fussent ; et si vous aviez manqué à ma tendresse, vous m’avez ôté le plaisir si doux de vous dire comme Orosmane :

Ta grâce est dans mon cœur ; prononce, elle t’attend.

Mais pourquoi ai-je ignoré moi-même la peine que vous éprouviez de ne pouvoir me parler de vos maux ? Pourquoi n’ai-je pas été au-devant de votre confiance, et prévenu par toute la mienne l’épanchement où vous désiriez de vous abandonner avec moi ? J’ai vingt fois été au moment de me jeter entre vos bras, et de vous demander quel était mon crime ; mais j’ai craint que vos bras ne repoussassent les miens que j’aurais tendus vers vous. Votre contenance, vos discours, votre silence même, tout semblait me défendre de vous approcher. Je me flattais quelquefois de vous rappeler par mes larmes, mais le triste état de votre machine souffrante et détruite, me faisait craindre même de vous attendrir. Pendant neuf mois j’ai cherché le moment de vous dire tout ce que je souffrais et tout ce que je sentais ; mais pendant neuf mois je vous ai toujours trouvée trop faible pour résister à la triste peinture et aux tendres reproches que j’avais à vous faire. Le seul instant où j’aurais pu vous montrer à découvert mon âme abattue et