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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/462

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personne ne me répond ; et mon âme, resserrée et comme anéantie au centre d’un vide immense et affreux, voit s’éloigner d’elle tout ce qui sent et qui respire. Il me semble que toutes les femmes à qui je pourrais ouvrir cette âme, offrir ce cœur et demander quelque retour, me répondraient comme on fait aux mendiants importuns, ou me diraient tout au plus avec une pitié cruelle : Vous venez trop tard. Deux ou trois, il est vrai, ont donné des larmes à mon malheur, et par quelques moments d’intérêt que je leur ai fait éprouver, intérêt à la vérité bien stérile pour moi, mais toujours doux pour un cœur oppressé, m’auraient fait croire un instant qu’elles auraient pu me tenir lieu de vous, s’il était sur la terre un être qui pût vous remplacer pour moi. Mais, hélas ! elles ne veulent ou ne peuvent m’offrir qu’un sentiment froid et vulgaire, une amitié qui suffirait peut-être au bonheur d’un autre, mais qui ne ferait que tourmenter et affamer mon âme active et dévorante ! Ignoraient-elles, pour leur bonheur ou leur malheur, que l’amour, comme le dit l’Écriture, est fort comme la mort ; que ce sentiment doux et terrible repousse tout ce qui n’est pas lui, et plus encore tout ce qui voudrait en tenir la place ; que dans un cœur qui en est aussi pénétré que le mien, même lorsqu’il n’a plus d’objet, la simple amitié est une affection bien languissante, et que celle qu’on lui offre est presque un outrage. Ah ! le véritable amour est sans doute bien caractérisé par ce vers charmant du Tasse :

Brama assai, poco spera, e nulla, chiede.
(Désire, a peu d’espoir, et ne demande rien.)


Mais moins il espère, moins il demande ; plus il s’offense et s’afflige quand on lui offre autre chose que ce qu’il désire et qu’il n’a plus. Que dis-je, et de quoi puis-je me plaindre ? Ces créatures douces, honnêtes et sensibles à qui je raconte mes peines, et qui veulent bien les entendre et les sentir, me donnent tout ce qu’elles peuvent me donner, et plus encore que je n’ai mérité d’elles ! Si j’étais assez heureux