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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/463

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pour qu’elles éprouvassent à mon égard ce sentiment qui ferait mon bonheur, pourquoi se refuseraient-elles au plaisir si doux de me le montrer, à celui de prononcer ces mots célestes : Je vous aime, les seuls qu’aujourd’hui je désire d’entendre dans la nature devenue sourde et muette pour moi ! Quelle différence de ce plaisir divin au petit manège de la coquetterie, et aux froids ménagements de la réserve, si indignes d’un cœur fait pour aimer. Ah ! ciel, quelle douceur une âme aimante eût répandue sur des jours qui ne vont plus être remplis que d’amertume ! avec quelle tendresse, quel abandon, quel respect, quelle délicatesse, elle aurait été aimée ! Mais où m’égare une vaine illusion ? Ah ! si aucune créature ne prononce pour moi ces mots : Je vous aime, c’est qu’aucune ne les sent pour moi. Eh ! malheureux que je suis ! pourquoi les sentirait-elle ! de quel droit, à quel titre oserais-je l’exiger ou l’espérer ? Je ne saurais trop me redire ces mots de la romance d’Aspasie, que je relis tous les jours :

Si réclamez sa douce fantaisie,
Elle dira : Que ne l’inspirez-vous !


Et ce qui rendra mon malheur éternel, je n’espère plus retrouver dans aucun autre cœur ce que j’avais obtenu quelques moments du vôtre. La cruelle destinée qui me poursuit dès ma naissance, cette destinée affreuse qui m’a ôté jusqu’à l’amour de ma mère, qui m’a envié cette douceur dès mes premières années, me ravit encore la consolation des dernières. Ô nature ! ô destinée ! je me soumets à ce fatal arrêt de mon sort, comme une innocente et malheureuse victime ; je vois, avec Horace, la fatalité enfoncer ses clous de fer sur ma tête infortunée ; je me plonge, tête baissée, dans le malheur qui m’environne de toutes parts, et qui semble prêt à m’engloutir. Non seulement je n’espère plus le bonheur, je ne songe pas même à le chercher ; je m’en ferais un reproche et presque un crime.

Non, non, non, ma chère Julie, je ne veux, après vous,