Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/464

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être aimé de personne ; je me mépriserais d’en aimer une autre que vous : je n’ai plus besoin d’aucun être vivant ; mon affliction profonde suffit à mon âme pour la pénétrer et la remplir ; et dans mon malheur, je rends encore quelques grâces à la nature, qui, en nous condamnant à vivre, nous a laissé deux précieuses ressources, la mort pour finir les maux qui nous déchirent, et la mélancolie pour nous faire supporter la vie dans les maux qui nous flétrissent.

Douce et chère mélancolie, vous serez donc aujourd’hui mon seul bien, ma seule consolation, ma seule compagne ! vous me ferez sentir bien douloureusement, mais bien vivement, ma cruelle existence : vous me ferez presque chérir mon malheur ! Ah ! celui qui a dit que le malheur était le grand maître de l’homme, a dit bien plus vrai qu’il n’a cru : il n’a vu dans le malheur qu’un maître de sagesse et de conduite ; il n’y a pas vu tout ce qu’il est, un plus grand maître de réflexions et de pensées. Oh ! combien une douleur profonde et pénétrante étend et agrandit l’âme ! combien elle fait naître d’idées et d’impressions qu’on n’aurait jamais eues sans elle, mais dont, à la vérité, on se serait bien passé pour son bonheur ! combien elle embellit les objets du sentiment, et anéantit tous les autres ! Toute la nature va se couvrir pour moi d’un crêpe funèbre ; mais elle ne me manquera pas, elle ne sera plus rien pour moi. En rentrant tous les jours dans ma triste et sombre retraite, si propre à l’état de mon cœur, je croirai voir écrites sur la porte les terribles paroles que le Dante a mises sur la porte de son enfer : Malheureux qui entrez ici, renoncez à l’espérance ! Je serai tout entier au sentiment de mon malheur, au souvenir de ce que la mort m’a fait perdre ; ma dernière pensée sera pour vous, ma chère Julie, et tous les sentiments de ma vie vous auront pour objet. Que ne puis-je en ce moment expirer sur ce tombeau que j’arrose de mes larmes, et dire comme Jonathas : J’ai goûté un peu de miel et je meurs.

Ô ma chère et tendre amie ! ô vous qui habitez à présent