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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/74

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rompre mon cœur. Je ne serai jamais en garde contre vous ; je ne vous soupçonnerai jamais. Vous dites que vous avez de l’amitié pour moi ; vous êtes vertueux : que puis-je avoir à craindre ? Je vous laisserai voir le trouble et l’agitation de mon âme, et je ne rougirai point de vous paraître faible et inconséquente. Je vous l’ai déjà dit, je ne prétends point à vous plaire ; je ne peux point usurper votre estime : j’aime mieux mériter votre indulgence ; enfin, je veux vous aimer de tout mon cœur, et avoir pour vous une confiance sans réserve. — Non, je ne vous crois pas fin, et je pense, comme vous, que la finesse est toujours une preuve de disette d’esprit ; mais je vous crois bien bête, lorsque vous n’entendez pas ce qu’on vous désigne clairement ; qu’importe le nom ? il suffit qu’il ne puisse pas gâter ce que je vous ai dit de la personne ; ce qui m’étonne, c’est que je vous l’ai nommée vingt fois ; cela me prouve ce que je ne croyais pas, que je prononce son nom comme celui d’une autre : mais ce qui m’étonnerait bien plus encore, ce serait si vous veniez à ne pas le distinguer des autres : cependant je vous assure qu’il n’est pas fait pour rester dans la foule ; vous verrez.

J’ai vu aujourd’hui le chevalier d’Aguesseau. J’étais fière de pouvoir lui donner de vos nouvelles. Avec les autres personnes qui sont en droit d’en attendre, j’aurais eu un sentiment tout contraire : j’aurais craint de leur paraître plus heureuses qu’elles, et de vous faire accuser : car la plupart des femmes n’ont pas besoin d’être aimées ; elles veulent seulement être préférées. Le chevalier d’Aguesseau m’a dit qu’il allait vous écrire et vous mander des nouvelles ; pour moi, je ne m’intéresse qu’à une seule, et je voudrais bien pouvoir vous la mander…