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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/73

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bien peu de prix à ce dernier lien : c’est le sentiment de ceux qui n’en ont point ; mais voyez la funeste disposition de mon âme : je m’occupe de crainte, de regret, lorsque je devrais jouir des témoignages et des preuves de votre amitié. Elle est bien douce, elle est bien indulgente cette amitié : vous me pardonnez toute mon injustice ; je vous ai accusé mille fois ; mais en même temps je ne me suis jamais repentie de m’être livrée à vous par la confiance la plus intime. Il est impossible avec vous d’avoir à se reprocher une méprise ; et par là on est à l’abri des grands malheurs : car remarquez que toutes les tragédies sont fondées sur une méprise, et que presque tous les malheurs ont la même cause ; mais ne me punissez donc pas d’avoir été injuste, en ne me parlant plus de ce qui m’intéresse. Dites-moi tout ce que vous éprouvez, et je vous promets de le partager et de vous dire encore l’impression que j’en recevrai. Je vous aime trop pour pouvoir m’imposer la moindre contrainte ; je préfère avoir à vous demander pardon, que de ne point faire de fautes. Je n’ai plus d’amour-propre avec vous, et je n’entends point toutes ces règles de conduite qui font qu’on est toujours content de soi et qu’on est si froid avec ce que l’on aime. Je hais la prudence : je hais même (souffrez que je vous le dise) ces devoirs de l’amitié qui font substituer la discrétion à l’intérêt, et la délicatesse à la sensibilité. Que vous dirai-je ? j’aime l’abandon ; je n’agis que de premier mouvement, et j’aime à la folie qu’on soit de même avec moi. Ah ! mon Dieu ! que je suis loin de vous valoir ! je n’ai point de vertus, je ne connais point de devoirs avec mon ami ; je me rapproche de l’état de nature : les sauvages n’aiment pas avec plus de simplicité et de bonne foi. Le monde, le malheur, rien n’a pu cor-