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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/76

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cèrement que moi. Tout le monde est occupé ou dissipé ; moi seule, je crois, ne saurais perdre de vue ce qui m’afflige, ou ce que je désire. Je ne sais pas comment on fait pour s’accoutumer aux privations : celles qui touchent l’âme sont si sensibles ! elles n’ont point de dédommagement. Je ne conçois point qu’il n’y ait pas encore trois mois que vous êtes parti, et je conçois bien moins encore comment il faudra vous attendre jusqu’à la fin de novembre. Votre présence ne pourrait que me consoler, et je la regrette comme mon plaisir. Ah ! l’amitié, ce bienfait de la nature, est donc un nouveau malheur pour moi ! tout ce qui affecte mon âme en devient le poison. Vous étiez pour moi une connaissance si aimable : votre ton, vos manières, votre esprit, tout me plaisait ; un degré d’intérêt a tout gâté ; je me suis livrée au bien que vous me faisiez. Ah ! pourquoi avez-vous pénétré dans mon âme ? pourquoi me montriez-vous la vôtre ? pourquoi établir un commerce intime entre deux personnes que tout sépare ? est-ce vous, ou est-ce moi qui suis coupable de l’espèce de douleur dont je souffre ? quelquefois je suis arrêtée sur le désir que j’ai de votre retour, parce que je crains que vous n’affligiez mon amitié : cependant elle sera bien peu exigeante ; vous serez tellement occupé, dissipé et entraîné, qu’à Paris même vous serez peut-être plus loin de moi qu’à Breslau. Songez donc à tout ce que vous aurez acquis auprès des gens qui aiment par air et par désœuvrement. Vous viendrez de si loin, on s’intéressera tant à ce que vous aurez vu, on sera si charmé de vous voir, de vous entendre, qu’il n’y aura pas moyen de vous dérober à tant d’empressement. Eh bien ! soit ; je ne vous verrai guère et je vous attendrai souvent : c’est quelque chose. D’ailleurs,