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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/77

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quand on est honnête et sensible, on revient souvent où l’on est toujours attendu. Je voudrais en être là ; mais au moins n’êtes-vous pas dans l’intention d’abréger, plutôt que de prolonger votre voyage ? Que verrez-vous de mieux, de plus intéressant que ce que vous voyez en Silésie ? et puis, si vous n’avez pas le soin d’écrire de Suède, si vous attendez d’avoir reçu des lettres, vous voyez bien qu’on sera trois mois sans entendre parler de vous, et ce n’est plus là être absent, c’est être mort. Quand vous seriez condamné aux mêmes privations, vous en souffririez moins ; d’ailleurs c’est votre faute : vous vous y êtes soumis en partant, et vos amis n’y ont pas donné leur consentement. En un mot, soit justice, soit générosité, je veux avoir de vos nouvelles, et il n’y a ni raison, ni prétexte qui puisse vous autoriser à être jamais aussi longtemps sans m’écrire que vous l’avez été de Prague à Vienne. Songez que vous devez beaucoup à ma situation : je suis malheureuse, je suis malade ; voyez si cela ne sollicite pas votre vertu. Ce qu’elle m’accordera, sera payé d’une reconnaissance infinie. Mon Dieu ! le pauvre motif et le pitoyable sentiment ! ne trouvez-vous pas ? — J’ai lu ces jours passés l’extrait d’un éloge de Colbert, qui concourt à l’Académie française. Cet extrait m’a paru d’un ton si ferme, si noble, si élevé, si original, que tout à coup j’ai désiré qu’il fût de vous. Je ne sais si le reste de cet ouvrage en serait digne ; mais vous ne désavoueriez pas le peu que j’en ai vu. — J’ai eu la fièvre tous ces jours passés ; la dernière fois que je vous ai écrit, j’ai fini ma lettre en tremblant le frisson. Il y a un certain courrier qui, depuis un an, donne la fièvre à mon âme ; mais elle avait gagné ma mauvaise machine. Je me sens détruite ; et j’ai toujours été si malheureuse,