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JE SAIS TOUT

pas surtout ; je tiens plus, je vous l’affirme, à entretenir avec vous de bons rapports de voisinage, qu’à conserver quelques brochets ou quelques perches assez maladroits pour se laisser prendre !

— Permettez-moi, alors, Monsieur, de vous accorder en échange le droit de chasse sur ma propriété.

— J’accepte avec reconnaissance, dit Philippe.

Mlle  Chanteleu paraissait sur le perron. Son père lui fit signe d’approcher :

— Je te présente notre voisin, M. Le Houdier, qui veut bien m’épargner la honte du Tribunal, dit-il en riant. … Ma fille, Anne-Marie.

Elle tendit la main au jeune homme :

— Nous sommes déjà de vieilles connaissances, et, pour un peu, vous m’auriez prise moi-même en flagrant délit de braconnage car, le matin où je vous ai aperçu, je venais, je l’avoue, lever une ligne dormante.

— Je regrette d’avoir été un mauvais détective, puisque ainsi j’aurais eu l’honneur de vous être présenté plus tôt.

M. Chanteleu offrit un siège à Philippe ; Anne-Marie s’assit sur un fauteuil d’osier en face d’eux et ils causèrent de toutes choses.

Le soleil couchant adoucissait les ombres ; des stores jaunes et des caisses de géraniums égayaient la maison ; un arrosoir tournant étalait sur la pelouse la poussière d’eau en éventail ; pas d’autre bruit que celui des feuilles frôlant les feuilles. Soudain, le grondement d’un train et son sifflet rompirent le silence :

— Déjà six heures, s’étonna M. Chanteleu.

Philippe se leva ; M. Chateleu le retint.

— Suis-je indiscret en vous demandant si vous n’avez pas de projet pour ce soir ?

— En aucune façon. Je n’ai d’autre projet que de rentrer chez moi, de dîner et de fumer une cigarette sous les arbres…

— Alors, voulez-vous nous faire le plaisir de partager notre repas — j’attends précisément mon ami, M. Fortier, un voisin lui aussi — qui sera, j’en suis sûr, enchanté de vous connaître…

— Vous êtes infiniment aimable, répondit Philippe, mais je crains…

— De nous déranger ?…

— Un peu… et surtout d’être, comment vous dire, un sauvage ! Depuis cinq ans, j’ai vécu loin des villes ; on n’imagine pas à quel point l’existence d’un gardien de troupeaux vous fait oublier la civilisation et les usages !

— Gardien da troupeaux ? interrogea Anne Chanteleu.

— Oui, Mademoiselle. Pendant cinq années, j’ai mené l’existence du ranch. pendant cinq ans, je n’ai vu d’autres visages que ceux de mes compagnons — et quels compagnons ! — j’ai ignoré ce qu’étaient un lit, un fauteuil, une nappe… Je sais couper un arbre, le jeter en travers d’un ruisseau, construire avec des pierres un four de campagne, arrêter un cheval au lasso, tondre un mouton, le dépecer, dresser une hutte de branchages… Je sais faire, en un mot, ce que font les nomades, les coureurs des bois, ce qu’apprit Robinson, et ce qu’il s’efforça ensuite d’oublier… si bien qu’aujourd’hui, j’ai tout à rapprendre… et pas mal de choses à oublier…

— Apprendre et oublier… toute la vie est là, prononça M. Chanteleu.

— Ici, nous adorons les romans d’aventures, s’écria Mlle  Chanteleu.

— Ce que vous nous conterez sera, j’en suis certain, plus intéressant que les histoires de Paris, affirma son père.

— Je n’oserai vous contredire, répliqua Philippe.

Puis, se tournant vers la jeune fille, il ajouta :

— Et j’aurais mauvaise grâce à ne pas accepter une invitation adressée d’une telle façon.