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LE DOUBLE SECRET
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Déjà, elle se levait pour aller à la rencontre d’un nouveau venu.

— Bonjour Fortier, dit M. Chanteleu en se tournant sur son siège. Que je vous présente à notre châtelain — car nous ne sommes ici, M. Le Houdier, que de petits propriétaires auprès de vous, qui êtes le seigneur de l’endroit.

Au moment de tendre la main à M. Fortier, Philippe eut une hésitation. M. Fortier, de son côté, manifesta une sorte de surprise.

— Vous connaîtriez-vous ? demanda M. Chanteleu à qui leur mouvement n’avait pas échappé.

Philippe fit un effort pour répondre :

— Non…

— Je n’ai pas cet honneur, dit à son tour M. Fortier.

Alors, sans attacher d’autre importance à l’incident, M. Chanteleu raconta son aventure du matin. M. Fortier l’écoutait en souriant ; Philippe se taisait.

On annonça le dîner.

— Diable ! s’écria M. Ghanteleu, et moi qui suis en veste de toile ! Je passe devant et vous rejoins.

D’un même geste, les deux hommes s’étaient levés pour offrir le bras à Mlle Chanteleu.

— Par droit d’ancienneté dit-elle, c’est le vôtre, monsieur Fortier, que je devrais prendre ; par devoir de protocole, c’est le vôtre, monsieur Le Houdier, qui venez ici pour la première fois, que j’accepte.

Une lueur vite éteinte s’alluma dans les yeux de M. Fortier. Ce choix et ce mauvais regard causèrent à Philippe un plaisir mêlé d’embarras ; mais déjà Anne-Marie ajoutait ;

— La prochaine fois, il n’y aura ni ancienneté, ni protocole, nous irons librement jusqu’à la salle à manger — et ceci vous plaira, je pense, monsieur Le Houdier, si nos formules un peu trop parisiennes vous effrayent encore.

— Je crois que je m’y habituerai plus vite que je ne le pensais, dit Philippe.

Le dîner fut très gai. Anne-Marie était une maîtresse de maison charmante ; M. Fortier remémorait mille histoires de Paris ; M. Chanteleu y prenait un plaisir extrême. On parla théâtres, concerts et courses. M. Fortier était au courant des moindres événements mondains ; M. Chanteleu évoquait ses souvenirs :

— Vous semblez regretter Paris, dit Philippe.

— Moi ? s’écria M. Chanteleu… Non, vraiment…

Il se tut, vida d’un trait son verre, puis, d’un ton enjoué, trop enjoué même pour être tout à fait sincère, expliqua :

— De temps en temps, j’aime à remuer les souvenirs d’autrefois. J’ai été ce que l’on appelle un « vieux Parisien ». En ce temps là, comme tout vieux Parisien qui se respecte, je ne pouvais voir un arbre, une fleur, une pousse d’herbe, sans aspirer à la paix des champs. Aujourd’hui, devenu un vieux campagnard, j’éprouve un peu le même sentiment — en sens inverse — dès que l’on parle de Paris : sentiment passager que la douceur de vivre loin des intrigues, des potins, des tracas et des obligations de chaque instant me fait vite oublier. Monsieur Le Houdier me comprend, j’en suis sûr.

— À merveille, répondit Philippe. Du reste, je n’y ai pas grand mérite, car, en vérité, je n’ai jamais aimé Paris.

— Auriez-vous l’intention de demeurer ici ? demanda M. Fortier.

— Mon Dieu, oui. Mes souvenirs, mes intérêts, mes goûts, tout m’attache ici à ce coin de terre. À la longue, l’isolement y peut paraître pénible : je le craignais un peu, en m’installant, je l’avoue. Mais maintenant j’ai eu la bonne fortune de rencontrer des voisins aussi aimables, je me vois fort bien passant toute l’année à la campagne.

On se sépara vers onze heures. M. Fortier, dont la propriété n’était distante de celle de Philippe que de quelques centaines de mètres, fit route avec lui.