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Page:Level - Le double secret, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/26

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JE SAIS TOUT

maintenant que plus tard. Vous n’avez rien dit de vos projets à M. Chanteleu ?

— Rien.

— Ni à Mlle Chanteleu ?

— Encore moins.

— Cela me met à mon aise ; il est si difficile de battre en retraite quand on s’est trop avancé ! Voici donc la chose. Il y a eu, dans la famille, une histoire assez fâcheuse. Mme Chanteleu était, il y a quelques années, une des femmes les plus en vue de Paris ; jeune, jolie ; imaginez Anne-Marie vers la trentaine. Elle recevait beaucoup ; sans être ce qu’on appelle riche, son mari gagnait pas mal d’argent dans les affaires, et ce ménage était, vraiment, un des ménages les plus heureux qu’on pût voir. Or, un soir qu’ils avaient du monde à dîner, sept heures, huit heures, Mme Chanteleu ne rentre pas. M. Chanteleu s’inquiète, téléphone à droite à gauche, sans obtenir de renseignements ; bientôt, il s’affole, les invités s’agitent… Neuf heures… Toujours rien. Ce jour-là, précisément, Mme Chanteleu était sortie sans sa voiture : vous voyez quelles déductions les hôtes tirent de cette coïncidence ; on chuchote d’étranges propos, on en suggère, on en invente… À dix heures, enfin, coup de téléphone. M. Chanteleu se précipite à l’appareil, revient au bout d’un moment affreusement pâle, et explique que sa jeune femme, prise d’un malaise subit, a été transportée chez un pharmacien ; puis, de là, n’ayant pas de papiers sur elle, à l’hôpital.

L’explication était assez plausible (il arrive chaque jour que des gens se trouvent mal dans la rue). M. Chanteleu se confond en excuses, les invités se confondent en regrets et se retirent. Le lendemain, ils viennent aux nouvelles. On leur répond que Mme Chanteleu est hors de danger, mais qu’elle ne pourra pas recevoir avant une semaine ou deux ; bientôt M. Chanteleu reparaît au Cercle ; on revoit Mme Chanteleu, aux courses, à l’Opéra, puis, brusquement, son mari annonce qu’elle est retombée malade et qu’il l’emmène en Algérie… On vend l’hôtel, les voitures ; les intimes reçoivent pendant quelque temps des lettres ou des cartes, puis les lettres s’espacent… et on n’entend plus parler de rien jusqu’au jour où on lit dans un journal que Mme Chanteleu est morte ; de là la légende qu’une maladie de poitrine l’aurait emportée en peu de mois.

La vérité était autre : Mme Chanteleu avait été prise en flagrant délit de vol dans un grand magasin, arrêtée, amenée au commissariat de police et c’est de là qu’à dix heures on avait prévenu son mari. Ici, l’histoire s’aggravait ; la malheureuse n’en était pas à son coup d’essai : une fois déjà, elle avait été convaincue de vol chez un couturier, une autre fois chez un bijoutier. Désintéressés aussitôt, ces gens s’étaient abstenus de porter plainte, mais ce coup-ci, la police s’étant trouvée mêlée à l’affaire, il n’avait pas été possible de l’étouffer complètement… Si bien qu’il y eut enquête, perquisition, instruction et finalement non-lieu après un examen médical, qui avait conclu à l’irresponsabilité. Pour ma part, je demeure convaincu que Mme Chanteleu était simplement une kleptomane, une malade… Craignant que la vérité se fît jour, M. Chanteleu l’avait séparée du monde, et là-bas, isolée, désespérée, rongée de honte, elle s’était éteinte.

Telle est la vérité : peu de gens la connaissent.

— Oserai-je vous demander comment vous êtes si parfaitement renseigné ? dit Philippe.

— Hasard, simple hasard, prononça M. Fortier. Des personnes, sachant que je voyais assez souvent les Chanteleu, parlèrent de l’histoire devant moi… Un mot en amène un autre… Une hypothèse détruit une autre hypothèse… Sans le vouloir, on s’attache à éclaircir des détails, des contradictions… Mais, croyez bien que si je n’étais pas certain de ce que j’avance…

— Aussi bien, n’est-ce pas cela qui m’inquiète, mais la raison qui vous pousse à me faire un pareil récit ?