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LE DOUBLE SECRET
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Philippe l’interrompit :

— Qu’entendez-vous par là ?

— Peuh ! mon Dieu, rien… si ce n’est que, ayant songé plusieurs fois à me créer un foyer, j’ai toujours été arrêté au dernier moment par des doutes, des scrupules, des inquiétudes…

Philippe demeura songeur, puis crut deviner la pensée de M. Fortier :

— Oui… je sais… Mlle Chanteleu est de santé fragile…

— C’est tout ce que vous savez ?…

— On m’a dit que son père s’était installé dans ce pays parce qu’elle avait été assez sérieusement malade ; que sa mère… Il se tut, attendant que M. Fortier confirmât ses doutes ; mais M. Fortier ne dit rien ; il continua :

— …Que sa mère était morte de la poitrine…

— C’est possible, dit M. Fortier.

Puis, posant la main sur l’épaule de Philippe il le regarda bien en face :

— Tout à l’heure, vous m’avez demandé avec franchise si j’avais l’intention d’épouser Mlle Chanteleu. Permettez-moi de vous poser la même question en ce qui vous concerne : Avez-vous l’intention de l’épouser ?

— Oui, répondit nettement Philippe.

M. Fortier hocha la tête, puis murmura, comme s’il se fût parlé à lui-même :

— Me voici bien devant le plus angoissant problème qui puisse se poser…

Il réfléchit, puis ébaucha un geste de la main et reprit :

— Je suis l’ami de M. Chanteleu, et rien ne vous oblige à croire que je sois également le vôtre ; cela est cependant. Entre deux sentiments également sincères, et fort désintéressés je vous l’affirme, j’ai longtemps hésité. J’eusse préféré n’avoir pas à choisir, mais votre sincérité dicte ma conduite : les phrases vagues, les allusions plus ou moins discrètes ne sont point de mon goût ; mais que penseriez-vous d’un homme qui, se proclamant votre ami, vous cacherait un secret, quand la connaissance de ce secret peut être pour vous d’un intérêt capital ? Entre hommes du même monde et du même âge, il existe une sorte de solidarité, je ne veux pas m’y dérober. Sachez donc que Mme Chanteleu n’est pas morte de la poitrine ; que Mlle Chanteleu se porte admirablement et que ce n’est pas du tout par raison de santé qu’elle et son père sont venus s’enterrer à cent cinquante lieues de Paris.

Depuis un instant, les deux hommes marchaient de long en large. Philippe s’arrêta, la gorge serrée :

— Que me dites-vous là, et que voulez-vous dire ?

— Rien qui ne soit la stricte vérité, répondit M. Fortier.

— Tiens, tiens ! murmura Philippe en s’efforçant de cacher son trouble.

M. Fortier semblait déjà regretter sa franchise et se taisait. Alors, avide de savoir, Philippe reprit, d’un ton dégagé :

— Ce que vous m’apprenez ne m’étonne qu’à demi. Je me suis parfois demandé si cet exil ne cachait pas quelque chose. Mais votre présence dans la maison me rassurait. Je me disais que vous ne fréquenteriez pas chez des gens douteux…

— Il n’y a rien, dans tout ceci, qui puisse porter atteinte à l’honorabilité personnelle de M. Chanteleu ou de sa fille, protesta vivement M. Fortier.

— Alors, s’écria Philippe, le reste importe peu !…

— C’est selon… La loi ne rend pas les enfants responsables des fautes des parents, mais la nature n’y met pas tant de scrupules.

— Vous parlez par énigmes…

— Ce que j’aurais à ajouter est tellement délicat, prononça M. Fortier… Mais, tout bien considéré, peut-être vaut-il mieux que vous l’appreniez