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JE SAIS TOUT

c’est une formule… Que ce soit cent sous ou cent louis, on joue pour gagner.

Philippe changea un billet et s’assit. Depuis six ans, il ne s’était pas penché sur une table de jeu, et il éprouva, en s’accoudant à celle-ci, une impression assez bizarre. Anne-Marie s’apprêtait à rejoindre un groupe de dames à l’autre bout du salon ; il l’arrêta d’un geste :

— Reste près de moi, tu me porteras bonheur !

Le banquier donnait les cartes. Avant d’y toucher, Philippe poussa une plaque de vingt francs devant lui ; voyant que les autres joueurs ne mettaient que cinq ou dix francs au plus, il hésita :

— Je peux ?

— Ce que vous voudrez, mon cher monsieur. Philippe souleva ses cartes et les retourna :

— Neuf !

— Tu gagnes ? lui demanda tout bas sa femme,

— Mais oui.

La partie continua, petite et incertaine ; le banquier payait et ramassait, sans qu’il se produisît de différence appréciable. Philippe jouait mollement, en manière de passe-temps. Pendant près d’une heure, il s’amusa avec deux billets de cent francs, puis, sur quatre abattages successifs, comme la pendule sonnait minuit, le banquier déclara :

— Il y a une heure…

— On arrête ?

— Encore un moment, dit un joueur.

— Nous reprendrons demain, dit un autre ; n’est-ce pas, monsieur Le Houdier ?

Philippe, qui gagnait quelques louis, se récusa en montrant sa masse :

— Je ne peux rien dire…

— Alors, prenez la banque.

— Si personne ne la demande…

Le banquier s’était levé. Il s’assit à sa place et attira les jetons. Jusque-là, la partie ne l’avait pas intéressé. Pour un joueur, la ponte n’est qu’un mince plaisir, un hors-d’œuvre capable, tout au plus, de vous mettre en appétit. Seule, la banque procure une émotion véritable, avec sa chance, ses risques et son incertitude.

Au moment de tendre la carte de coupe, Philippe chercha des yeux sa femme. Debout, près de sa chaise, elle lui souriait.

— Si tu es fatiguée, lui dit-il, je donne ce coup et je m’en vais…

— Reste donc, puisque cela t’amuse, dit-elle.

Il la remercia d’un tendre regard et se tourna vers le tapis.

— Combien a la banque ?

— Ma foi, ce qu’il y a ici, répondit Philippe, en étalant les jetons et les ayant comptés des yeux plus rapidement encore que des doigts, il annonça :

— Cent louis.

— Acceptez-vous le banco ? demanda M. Reval.

Philippe eut une seconde d’hésitation. Ainsi amorcée, la partie cessait d’être la petite partie de père de famille du début. Il était cependant trop beau joueur pour refuser et répondit :

— Certainement.

Cependant, tout en distribuant les cartes avec calme, il sentit couler le long de sa nuque un petit frisson.

— Huit, annonça M. Reval.

— Excellent, dit Philippe en jetant son jeu.

Et, tirant une liasse de billets de son portefeuille, il ajouta :