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LE DOUBLE SECRET
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— Toujours cent louis.

Il regarda par-dessus son épaule ; Anne-Marie s’était éloignée. Il en fut heureux, aussi bien parce qu’il est toujours désagréable de montrer qu’on perd, que parce qu’il sentait une vague superstition l’envahir. Du reste, il commençait à goûter un plaisir véritable. Ses gestes hésitants d’abord, devenaient précis ; il les accomplissait d’une façon simple, machinale. À caresser les petits rectangles glacés, ses doigts retrouvaient la douceur d’une caresse, et la courte chaleur qui montait de sa gorge à ses tempes le rajeunissait de dix ans. Pourtant, il demeurait maître de lui, bien décidé à ne pas dépasser les limites qu’il avait assignées à sa perte, jouant large sans doute, mais avec une indifférence plus apparente que réelle, attentif aux mises, à l’équilibre des tableaux. La chance, d’abord indécise, tourna ; trois ou quatre coups durs réduisirent sa mise à néant ; il tira de nouveaux billets de sa poche, et la partie s’engagea, sévère.

— Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda sa femme.

Comme il venait pour la cinquième ou sixième fois de changer deux billets de mille francs, il lui dit, en indiquant les piles de jetons :

— Tu vois…

Anne-Marie se contenta de cette réponse vague et lui glissa à l’oreille :

— Je monte me coucher.

Par politesse, il esquissa le geste de la suivre : mais, appuyant la main sur son épaule, elle l’obligea à se rasseoir :

— Reste donc, puisque tu t’amuses.

Il replaça ses doigts sur le paquet de cartes, promit : « Dans cinq minutes, je te rejoins !… » et demanda :

— Cartes ?

— Non.

— Huit.

Il jeta ses cartes et mâchonna son cigare.