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LE DOUBLE SECRET
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Il venait de jeter sa dernière liasse de billets sur le tapis. Elle fut volatilisée comme les autres. Une gêne pesa sur tous les joueurs ; Philippe fouilla dans son portefeuille et le trouva vide.

— C’est absurde, je suis honteux, murmura sincèrement un joueur en repoussant le tas d’argent amoncelé devant lui.

Philippe haussa les épaules :

— Que voulez-vous… Fortune de guerre !

— Je n’ai aucun plaisir à manier l’argent du jeu… C’est un vilain argent.

— Qu’il vienne de là ou d’ailleurs, l’argent est toujours l’argent, ricana Philippe et c’est le même.

— Il y a cependant une nuance… dit le gros gagnant avec un sourire.

— Dites-moi laquelle, je vous en prie ? demanda Philippe en le regardant fixement.

— Je veux dire que l’un représente un effort, un travail, et que l’autre est bon, tout au plus, à partir comme il est venu. À telle enseigne que, (s’il vous plaît du moins) je suis prêt à engager celui que j’ai devant moi sur trois cartes…

Philippe eut un tremblement : la somme était considérable ; il lui sembla que c’était folie de courir un risque pareil. Cependant, il avait joué jusqu’ici avec tant d’élégance, affiché un tel dédain de la bonne ou de la mauvaise chance, qu’il n’osa pas décliner l’offre. Il allongea la main vers le talon, le coucha sur la table, et compta qu’il restait sept cartes.

— Le coup est sec, dit-il, espérant que dans ces conditions le joueur n’accepterait pas la donne.

— Va pour le coup sec, si ces messieurs n’y voient pas d’inconvénient, répondit M. Reval.

— Je dois vous prévenir, déclara Philippe, que je vais jouer sur parole.

Toute la table se récria :

— Eh bien, vous jouez sur parole, voilà tout !

— Je vous remercie. Combien y a-t-il ?

— Trente mille et quelques centaines de francs…

— Peste ! dit Philippe.

— Six ! annonça le tableau de droite où il n’y avait que quelques louis.

— Huit ! annonça le tableau de gauche sur lequel M. Restai avait fait porter toute sa masse.

— Je vous dois trente mille francs, messieurs, dit Philippe en s’essuyant le front. Dans trois jours, le temps d’écrire à mon notaire…

— Je suis navré — Nous sommes désolés — Vous auriez dû vous arrêter — Voyez-vous, quand on a la cerise — Ça m’est arrivé une fois — J’ai remarqué que les parties où on perd le plus fort sont les parties qui débutent le plus sagement — Quand on a eu deux mauvaises banques, il faut lâcher — Il se rattrapera une autre fois.

Tous, en serrant leur argent, donnaient des avis, des conseils, prodigues maintenant de propos encourageants et de sagesse. Seul, Philippe, paraissait étranger à la partie. Il avala d’un trait un verre d’eau et regarda la fenêtre où le jour naissant étalait des ombres déjà transparentes et bleues.

— Et on appelle ça le repos dans la montagne ! s’écria quelqu’un.

— Une fois n’est pas coutume, dit Philippe.

Sur le point de pousser la porte du salon, il s’arrêta :

— Tout ceci entre nous, n’est-ce pas ? Pour les autres, on n’aura pas fait de différence…

Et, saluant d’un geste circulaire, il s’en alla.

— Un coup dur, hum ! fit un des joueurs, quand Philippe fut sorti.