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JE SAIS TOUT

— Mauvaise main, déclara un joueur.

Philippe commençait à s’énerver ; la perte légère d’abord, puis sérieuse, devenait lourde. Tout en mêlant les jeux pour une seconde taille, il songeait, malgré lui, à des soirées de déveine pareilles, à des nuits lourdes, dans les salons enfumés du cercle, à ces mêmes phrases si souvent entendues, à cette sensation mystérieuse de la bataille inutile, et à cette autre qui vous pousse à continuer malgré tout.

Ses mains ouvertes brassaient les cartes, les étalaient. Quand il eut fini de les battre, il les rassembla en paquet et chercha des yeux quelqu’un pour lui offrir la coupe. Par fétichisme, il arrêta son choix sur celui des joueurs qui lui avait le plus gagné… Ainsi, l’on prête au hasard la justice qu’on souhaiterait qu’il eût.

M. Reval enfonça la carte blanche dans le paquet. Philippe la fit glisser jusqu’au fond, dégagea la tranche de devant pour la placer par derrière, et, plaçant le jeu, l’égalisa sur les côtés des deux mains.

— Espérons que cette fois vous allez prendre votre revanche, dit son voisin de gauche.

— Oh ! répondit Philippe, je suis mal embarqué, rien à faire !

Sa voix seule était calme ; une irritation peureuse commençait à le gagner ; une foule de souvenirs dansaient autour de lui. Incapable de s’arrêter, il enrageait de n’avoir pas eu l’énergie de quitter la table une heure plus tôt et retardait par des gestes inutiles le moment d’attaquer le paquet.

— À propos, demanda M. Reval, n’avez-vous pas une propriété en Vendée ?

— Si, pourquoi ?

— J’ai rencontré, l’autre jour, un de vos voisins de campagne, M. Fortier… Il m’a parlé de vous. Je crois qu’il connaît la famille de Mme Le Houdier depuis longtemps ?…

— En effet, répondit Philippe avec effort.

Puis, sa voix s’étrangla dans sa gorge et, pour masquer son émotion, il dit :

— Vos jeux sont faits ?

Mais, dès cet instant, il acheva de perdre tout sang-froid. Les cartes se brouillaient devant ses yeux, au point qu’à deux reprises il faillit abattre et dut s’excuser, ayant pris un sept pour un huit. Du reste, la malchance s’acharnait contre lui. La partie, commencée à un tarif raisonnable, s’envenimait à chaque minute ; les billets froissés, chiffonnés, s’amoncelaient sur le tapis ; on les poussait et les ramassait par paquets, les voix devenaient sèches, les gestes courtois prenaient une sorte de brusquerie, presque de brutalité.

Emporté par la rage de la perte, troublé par l’évocation d’un souvenir insupportable, pris d’une fureur irréfléchie contre ce M. Fortier, dont le nom traversait sa vie à la minute même où son ancienne et détestable passion le reprenait, le cerveau hanté de pressentiments, Philippe ne pouvait détourner sa pensée d’une faute dont il eût donné tout au monde pour chasser le souvenir. Une passe heureuse s’offrit, après laquelle il aurait pu, limitant les dégâts, se lever. Cette idée ne l’effleura même pas. Il ne s’agissait pas de gagner ou de perdre : il se battait contre une chose redoutable, mystérieuse et vague, et dont il ne savait si elle était le démon qui avait empoisonné sa jeunesse, ou l’évocation du misérable qui tenait entre ses mains l’honneur de sa femme. Impassible de l’autre côté de la table, l’ami de M. Fortier poussait ses mises.

— Vous voulez donc l’étrangler ? lui glissa quelqu’un à l’oreille.

— Moi ? Je suis le train qu’il mène, simplement. Maintenant, si on trouve la partie trop dure…

Philippe n’entendit que la fin de la phrase et protesta :

— Du tout. Je taille à banque ouverte.