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Page:Level - Le double secret, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/34

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JE SAIS TOUT

son argent au visage de cet homme. Il se mit à marcher de long en large, se creusant la tête pour trouver une combinaison, horripilé à la pensée qu’on le soupçonnait d’indélicatesse, prêt à pleurer d’impuissance et de rage.

Anne-Marie descendait pour le déjeuner. Brusquement une pensée vint à l’esprit de Philippe : le rang de perles de sa femme représentait deux ou trois fois la valeur de ce qu’il devait. En attendant qu’il eût les fonds, il pouvait le donner en gage à M. Reval ! C’était tellement simple qu’il s’étonna de n’y avoir pas songé plus tôt. Anne-Marie le blâmerait d’avoir joué. Qu’importe ! Cela valait mieux encore que le coup d’œil de M. Reval et son crédit défiant.

Il s’avança à sa rencontre, un peu troublé, cherchant de quelle manière il lui demanderait ce service. Serait-il tendre, ou se montrerait-il, tel qu’il était, anxieux et coupable ? L’instant d’avant, la chose lui paraissait simple ; elle le semblait moins au moment d’agir. M. Reval pliait son journal et retirait son lorgnon. Philippe sentit son regard posé sur lui. Dans un instant on serait à table. Hésiter, c’était prolonger d’une heure son énervement, alors qu’en cinq minutes il pouvait se libérer. Cette considération le décida, et, comme Anne-Marie le rejoignait, il lui dit gentiment :

— Plus fâchée ?…

— Non, c’est passé, répondit-elle.

L’expression de son visage demeurait triste et presque douloureuse, mais il était trop préoccupé de ce qui allait suivre pour le remarquer, et, feignant la surprise, il ajouta, trouvant la transition fort adroite :

— Tiens, tu n’as pas ton collier ?…

— Tu sais bien que je l’ai laissé dans le coffre de papa, dit-elle.

Il balbutia :

— Ah ?… Ah…

— Tu ne te souviens pas ? C’est toi-même qui m’as conseillé…

— C’est possible… c’est vrai… je me souviens…

Elle le considéra, surprise :

— Comme tu dis cela drôlement !… On dirait que je t’apprends une nouvelle extraordinaire, que cela te fâche.

Il haussa les épaules :

— Ah ça, tu perds la tête, ma chérie… Si je ne peux plus te poser une question sans avoir l’air d’être de mauvaise humeur !

Puis, se sentant injuste, et incapable de ne pas l’être, il conclut en s’efforçant de plaisanter :

— Décidément, l’air de ce pays ne nous vaut rien. Nous finirions par nous chamailler comme des gamins…

La journée s’écoula assez morne. Vers deux heures, hors d’état de se mêler au plaisir des autres, Philippe prétexta une migraine et remonta dans sa chambre. Anne-Marie voulut le suivre ; il la supplia de n’en rien faire ; la glace était superbe, la neige sans un trou, sans une tache ; un temps rêvé pour patiner, et puisqu’on partirait bientôt, pourquoi ne pas profiter d’un des derniers bons jours ?

À la vérité, Philippe éprouvait surtout le désir d’être seul, et dès que sa femme fut partie, il descendit de son côté. Quant à Anne-Marie, après avoir patiné pendant un quart d’heure, elle regagna l’hôtel.

— Madame n’a pas rencontré monsieur ? lui demanda le portier en la débarrassant de ses gants de laine.

— Non, dit-elle.

Et elle regagna son appartement à travers les corridors déserts.

En rentrant vers six heures et demie, Philippe s’étonna de la trouver étendue sur la chaise longue, car d’habitude, quand les patineurs quittaient la glace, ils se