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Page:Level - Le double secret, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/9

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LE DOUBLE SECRET
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était si précise qu’il leur riait de loin. Ici, les soleils majestueux de Marie-Josèphe, qu’on nommait « la lippe » parce qu’à force de mouiller son pouce pour tordre le chanvre, sa lèvre inférieure s’était allongée ; là, les géraniums de Moreut, le braconnier, plus loin, le mur branlant d’Armin, le forgeron, d’où des bouquets de giroflées acajou vous jetaient au passage un souffle de parfum qu’écrasait aussitôt l’odeur vanillée des héliotropes, et celle, enivrante, mystique, des lys de Monsieur le Curé.

— Rien n’est changé, décidément, murmura Philippe, quand on eut dépassé la dernière maison.

— Oh, pour que ça change dans les campagnes, repartit le vieux serviteur, il faut des temps et des temps ! Dans les villes — je me l’imagine — une boutique remplace une boutique, on perce des rues, on construit d’un bout à l’autre de l’an ; ici, la terre reste bien la même, les récoltes poussent d’une saison sur une saison, et un arbre condamné a encore assez de sève avant de tomber tout à fait pour mesurer la vie d’un chrétien. Notre maître le disait souvent : « La meilleure façon de ne pas s’apercevoir qu’on vieillit, c’est de vivre à la campagne. »

— Pauvre papa… soupira Philippe ; déjà deux ans qu’il est parti ! Et j’étais loin…

— Il vous a bien demandé, bien regretté. Des fois qu’on part, si on savait… on reviendrait… Mais notre maître était si vigoureux… et monsieur Philippe ne pouvait pas se douter ; sans quoi il ne l’aurait pas laissé…

Le cheval, qui avait ralenti dans la montée, repartait à bonne allure ; Philippe baissa la tête et ne répondit pas. Les champs succédaient aux champs, les arbres succédaient aux arbres, une barrière blanche apparut, on franchit un petit pont et l’on s’arrêta.

Philippe sauta sur le sable, et tout d’abord il ne put se défendre d’un mouvement d’émotion à l’aspect de cette vieille demeure où s’était