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JE SAIS TOUT

— Veux-tu m’embrasser ? murmura Philippe.

M. Le Houdier le prit dans ses bras. Ils demeurèrent une seconde étroitement pressés, sans un mot, tête contre tête. Enfin, ils se séparèrent ; un coq chanta.

— Cette fois, dit Philippe à voix presque basse, le pied sur le marchepied, c’est la nuit qu’il annonce…

— Sois un homme, répondit le père.

Et le cheval que les mouches taquinaient déjà partit au trot.


II


— Monsieur a fait un bon voyage ?

— Très bon, mon brave Germain.

— Et Monsieur va bien, à ce que je vois…

— Très bien.

— Monsieur a un peu changé…

Philippe Le Houdier sourit : — Vous pouvez dire que j’ai beaucoup changé !

— Je voulais dire que Monsieur a pris des épaules, des couleurs, corrigea le vieux domestique confus.

Philippe lui donna une tape sur l’épaule :

— Ne vous excusez pas. Cinq années d’une existence comme celle que je viens de mener ne passent pas sur un homme sans laisser de trace ; l’Amérique du Sud n’est pas la Vendée.

Dans la fraîcheur de ce matin de juin, sous le ciel calme piqué de flocons blancs, la campagne s’allongeait, verte par endroits et par endroits dorée, avec ses champs enclos de haies trapues, ses routes capricieuses au sol couleur de mastic, et plus loin, la masse presque géométrique de la forêt. Les troupeaux mettaient sur le pré des taches fauves, noires ou blanches, qui semblaient immobiles et, sur le quai de la gare, des poulets criaient dans des cages plates. Un homme d’équipe acheva de retirer les colis du fourgon et le train partit démasquant la rivière, une rangée de petits chênes taillés à la mode du Bocage, et trois femmes portant la coiffe du pays.

Germain s’était éloigné pour s’occuper des bagages. En revenant, il trouva son jeune maître à la même place, pensif, les mains au fond des poches. Respectueux de son silence, il demeura immobile, le laissant à la joie de contempler la campagne, goûtant lui-même un plaisir à regarder les champs, le ciel et les ombrages dont cette rêverie lui révélait le charme et la douceur. Dans la cour, le cheval attelé à la carriole s’ébroua en faisant sonner ses grelots.

— Voilà une musique que je n’avais pas entendue depuis longtemps ! dit Philippe.

— Les chevaux de là-bas ne sont pas attelés comme ici ? demanda Germain.

— Rien de là-bas ne ressemble à rien de chez nous, répondit le jeune homme.

— Monsieur doit être content de se retrouver en France…

Philippe eut une hésitation, embrassa l’horizon de son regard habitué aux horizons immenses, et murmura : « Oui… et non ». Puis il monta dans la voiture et l’on partit.

D’abord, il ne parla guère, occupé à renouer connaissance avec ce paysage familier, ces chemins où il avait couru, tout enfant, ces maisons bonnement assises au bord de la route, égayées par leurs volets percés d’un cœur, et le pied de vigne qui serpente entre les fenêtres et brusquement se courbe au ras de la gouttière. Rien ne paraissait changé depuis son départ. Le soleil rendait aux masures un air de jeunesse, et les fleurs des jardins étaient les mêmes qu’il avait vues, cinq ans plus tôt, en faisant le même trajet en sens inversé. Sa mémoire