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LVI

plusieurs gentilshommes français, après la réception, s’approchèrent de moi, s’informant avec curiosité des ouvrages en vogue à ce moment. Je citai par hasard la seconde partie de Don Quichotte, dont je faisais l’examen. À peine le nom de Miguel de Cervantes fut-il prononcé, que tous, après avoir chuchoté à voix basse, se mirent à parler hautement de l’estime qu’on en faisait en France. Leurs éloges furent tels, que je m’offris à les mener voir l’auteur, offre qu’ils acceptèrent avec de grandes démonstrations de joie. Chemin faisant, ils me questionnèrent sur son âge, sa qualité, sa fortune. Je fus obligé de leur répondre qu’il était ancien soldat, gentilhomme et pauvre. — Eh quoi ! l’Espagne n’a pas fait riche un tel homme ? dit un d’entre eux ; il n’est pas nourri aux frais du trésor public ? — Si c’est la nécessité qui l’oblige à écrire, répondit son compagnon, Dieu veuille qu’il n’ait jamais l’abondance, afin que, restant pauvre, il enrichisse par ses œuvres le monde entier[1]. »

Un fait qui prouve sa détresse, c’est que dans l’espace de sept ans, de 1609 à 1616, il se vit obligé de changer six ou sept fois de domicile ; une année avant sa mort, il fut judiciairement expulsé du logement qu’il occupait dans la rue du Duc-d’Albe, d’où il se réfugia dans un misérable réduit de la rue del Leon, au coin de celle de Francos. C’est là qu’il mourut (h). Aussi avait-il accoutumé de dire « qu’il avait beaucoup d’amis, mais qu’il les devait à son humeur et non à sa fortune. »

Il eut aussi beaucoup d’envieux, parce qu’il était riche de ces biens que la fortune ne donne pas, qu’elle n’ôte pas : l’esprit, le talent, le génie, le courage et la grandeur

  1. Traduction de M. Furne, t. I, p. 19.