Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/120

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réservée la félicité. — Vous, au contraire, les nobles, et les puissants, vous qui êtes, de toute éternité méchants, cruels, sensuels, insatiables, impies, vous serez aussi éternellement malheureux, maudits, réprouvés[1] ! »

Le christianisme a hérité de cette table des valeurs nouvelle instituée par le judaïsme ; le prêtre chrétien n’a eu qu’à poursuivre l’œuvre du prêtre juif, et voici qu’après deux mille ans de lutte il est aujourd’hui vainqueur.

Le premier acte de la grande interversion des valeurs a été l’hypothèse de l’âme et de la volonté libre. En réalité il n’y a pas d’âme distincte du corps ; et il n’y a pas non plus de volonté libre — pas plus d’ailleurs que de volonté non libre. Il y a seulement des volontés fortes qui se manifestent par des effets considérables et des volontés faibles dont l’action est moindre. Des jugements comme « l’éclair foudroie » ou « le puissant triomphe de ses adversaires » sont en réalité des tautologies : l’éclair n’est pas un être capable de foudroyer ou de ne pas foudroyer ; il n’est éclair que dans le moment où il foudroie ; de même la somme de forces qui se manifeste dans les actes d’un homme puissant n’existe que dans et par ces manifestations. Or la conscience populaire, en vertu d’une hypothèse absolument arbitraire, a distingué l’être du phénomène, la volonté de ses manifestations. Elle a supposé derrière les actions humaines, derrière les effets visibles de la volonté de puissance, un être, une âme, cause de ces effets et cette âme a été conçue comme une entité libre de se manifester de telle manière qu’il lui plaisait, d’agir ainsi ou autrement. — Cette illusion du libre arbitre une fois créée et admise, l’esclave a pu — du moins en imagination — s’égaler au maître ou même le dépasser. Si la valeur d’un individu réside non dans la somme de forces dont il dispose, mais dans l’usage qu’il fait de son libre arbitre, rien

  1. W. VII, 313.