Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/131

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d’individus mal venus, dégénérés, fatalement voués à la souffrance. L’espèce humaine ne fait pas exception à cette règle, bien au contraire. L’homme constituant dans l’échelle des êtres un type supérieur et surtout perfectible, qui est susceptible de varier, qui n’a pas encore atteint sa forme immuable et définitive, il est tout particulièrement exposé aux accidents et la proportion des déchets par rapport aux exemplaires réussis est encore plus forte que chez les autres animaux. La religion de la pitié a l’immense inconvénient de prolonger une foule d’existences inutiles, condamnées par la loi de sélection : elle conserve, elle multiplie la misère dans ce monde ; elle rend par conséquent l’univers plus laid, la vie plus digne d’être « niée » ; elle est une forme pratique du nihilisme. Elle est une menace pour l’existence et la santé morale des beaux exemplaires d’humanité. La vue de la misère, de la souffrance, de la difformité, de la laideur est le pire des dangers pour l’homme supérieur : elle le conduit à la négation de la vie soit par excès de dégoût soit par excès de compassion. La pitié peut devenir une maladie dévastatrice qui ruine de fond en comble une nature généreuse lorsqu’elle n’a pas la dureté voulue pour lui résister. Le christianisme et la religion de la pitié ont efficacement contribué à la dégradation de la race européenne et entravé la production d’hommes supérieurs, l’évolution de l’humanité vers le Surhomme.

Si maintenant nous considérons la religion de la souffrance non plus dans ses conséquences mais à titre de symptôme, nous voyons immédiatement ce qu’elle signifie. Ce grand débordement de pitié auquel nous assistons de nos jours est un indice manifeste que l’homme a de plus en plus peur, aujourd’hui, de la souffrance ; qu’il s’est amolli, efféminé ; que, dominé par l’instinct de la bête de troupeau il redoute toujours plus ce qui pourrait troubler sa sécurité et son bien-être. Non seulement il