Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/133

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table ! C’est à l’école de la souffrance, de la grande souffrance — ne le savez-vous donc pas ? — c’est sous ce dur maître seulement que l’homme a accompli tous ses progrès, Cette tension de l’âme qui sous le poids du malheur se raidit et apprend à devenir forte, ce frisson qui la saisit en face des grandes catastrophes, son ingéniosité et sa vaillance à supporter, à endurer, à interpréter, à utiliser l’infortune, et tout ce qui lui fut jamais donné de profondeur, de mystère, de dissimulation, de sagesse, de ruse, de grandeur : — tout cela ne l’a-t-elle pas acquis à l’école de la souffrance, formée et façonnée par la grande souffrance. Il y a dans l’homme une créature et un créateur : il y a dans l’homme quelque chose qui est matière, fragment, superflu, argile, boue, non-sens, chaos ; mais dans l’homme il y a aussi quelque chose qui est créateur, sculpteur, dureté de marteau, contemplation d’artiste, allégresse du septième jour : — comprenez-vous cette opposition ? Et aussi que votre pitié va à l’homme-créature, à ce qui doit être taillé, brisé, forgé, déchiré, brûlé, passé au feu, purifié — à tout ce qui nécessairement doit souffrir, est fait pour souffrir ? — Et notre pitié — ne comprenez-vous pas à qui elle va, inversement, notre pitié à nous, quand elle se met en garde contre votre pitié comme contre la pire des faiblesses et des lâchetés ? — Ainsi donc : pitié contre pitié[1]. »

Un autre symptôme grave de décadence c’est le triomphe à peu près général, en Europe, de l’idéal démocratique. Malgré l’opposition apparente que l’on peut constater entre cet idéal et l’idéal chrétien et religieux, ils sont en réalité identiques par leurs tendances essentielles. Dans le christianisme, dans la religion de la souffrance humaine comme dans le culte de l’égalité on retrouve les mêmes traits principaux : la haine du faible contre le puissant et

  1. W. VII, 180 s.