Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/141

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avant qu’il soit assez fort pour pouvoir la supporter. À toute époque le prêtre a donc considéré comme sa plus mortelle ennemie la sagesse laïque, la science positive qui prétend étudier le monde en dehors de toute foi religieuse ; tous les moyens lui ont été bons pour empêcher l’homme de se placer en face des choses sans parti pris, de laisser agir sur lui la réalité sans la déformer, d’être loyal et sincère vis-à-vis de lui-même. Et c’est là ce que Nietzsche ne lui pardonne pas. Si l’on veut comprendre quelque chose à l’âpre accent de haine qui éclate à chaque page de l’Anti-chrétien et ne pas se contenter de voir dans les invectives virulentes de ce réquisitoire passionné un symptôme de folie naissante (ce qui est une manière commode, mais peut-être un peu sommaire de se débarrasser d’un problème embarrassant), il faut se rendre compte à quel point l’esprit du christianisme tel qu’il le définissait devait froisser Nietzsche dans ses instincts les plus profonds. Il l’absout volontiers pour toutes les souffrances qu’il a causées à l’humanité ; qu’importe en effet que l’homme souffre si la douleur l’anoblit ; or il est certain que la foi religieuse a façonné des âmes singulièrement intéressantes. Nietzsche ne fait aucune difficulté pour reconnaître que, prise dans son ensemble, la Révolte des esclaves en morale a prodigieusement enrichi le type humain et reste le fait le plus considérable, le drame le plus poignant de l’histoire universelle. Il admire même volontiers la grandiose logique dans le mensonge du prêtre chrétien et l’incroyable dose d’énergie qu’il a dû dépenser pour maintenir pendant deux mille ans une table des valeurs imaginaire ; il l’admirerait davantage encore s’il croyait reconnaître en lui une volonté perverse mais consciente d’elle-même, sans illusions sur le but qu’elle poursuit et sur la nature des moyens qu’elle emploie. Mais ce qui révoltait Nietzsche, ce qui lui soulevait le cœur dès qu’il considérait l’image qu’il s’était faite du christianisme,