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« Nous avons découvert le bonheur, » disent les derniers hommes et ils clignotent[1].


V


La morale d’esclave, l’idéal ascétique, la domination du prêtre reposent l’un comme l’autre sur un ensemble véritablement grandiose, d’ailleurs, de mensonges. Ce n’est pas que Nietzsche voie dans ce fait une réfutation du christianisme — car la vérité elle-même n’est pas pour lui une valeur absolue ; mais il y voit un danger, une chance de destruction. Le troupeau des dégénérés et son conducteur le prêtre ascétique sont obligés de fermer les yeux à l’évidence même des faits pour maintenir contre les démentis répétés de la réalité et de l’expérience leur table de valeurs erronée et leur interprétation fantastique de l’univers. Si le malade prenait conscience de son état véritable, s’il apprenait à connaître ouest la santé, s’il s’apercevait que toute la médication du prêtre consiste à lui faire prendre le change sur le mal réel dont il souffre en provoquant chez lui une excitation artificielle qui aggrave en réalité ce mal au lieu de le guérir — tout l’édifice du christianisme s’écroulerait aussitôt. Le dégénéré chercherait un soulagement effectif soit auprès du médecin, soit dans les bras de la mort. Or le prêtre pressent instinctivement ce danger. C’est pourquoi aussi il cherche toujours à entretenir parmi les fidèles la « foi », c’est-à-dire la conviction irraisonnée, instinctive, qui ne tient pas compte de la réalité des faits. Cette foi n’est pas autre chose, au fond, que la volonté de maintenir à tout prix une illusion que l’on croit nécessaire à la vie ; c’est la crainte que la vérité ne soit peut-être mauvaise et qu’elle ne soit révélée à l’homme

  1. W. VI, 19 s.