Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/155

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devin pessimiste qui aperçoit partout des symptômes de mort et qui enseigne : « Tout est vanité, rien ne sert de rien, inutile de chercher, il n’y a plus d’îles bienheureuses ! » Puis viennent les deux rois qui ont quitté leur royauté parce que, n’étant pas les premiers d’entre les hommes, ils ne veulent pas non plus commander aux autres. Plus loin c’est le « Consciencieux de l’esprit », le savant « objectif », qui consacre sa vie à l’étude du cerveau de la sangsue ; c’est le « vieux Magicien », l’éternel comédien, qui joue tous les rôles et trompe tous les hommes, mais ne peut plus s’abuser lui-même et cherche, le cœur rongé de tristesse et de dégoût, un génie authentique ; c’est le « dernier des Papes », qui ne peut pas se consoler de la mort de Dieu ; c’est « le plus hideux des Hommes », le meurtrier de Dieu, — car Dieu est mort étouffé par la pitié, pour avoir contemplé la laideur et la misère humaines ; — c’est le « Mendiant volontaire » qui par dégoût de l’homme civilisé à l’excès cherche auprès des vaches qui ruminent paisiblement en leur coin de pré le secret du bonheur ; c’est enfin l’ « Ombre », le sceptique, qui, à force de parcourir tous les domaines de la pensée, s’est perdu lui-même et erre désormais sans but à travers l’univers. Tous ces représentants de la plus haute culture européenne souffrent d’un mal profond ; ils se glissent à travers la vie, inquiets, sombres, décontenancés, comme le tigre qui a manqué son bond ou le joueur qui a amené un mauvais coup de dés. Le « peuple » et tout ce que le peuple appelle « bonheur » les écœure. Et voici que, d’autre part, toutes les valeurs supérieures que l’humanité révérait jadis sous les noms de « Dieu », « Vérité », « Devoir » se sont évanouies pour eux. Les satisfactions matérielles ne sauraient plus les contenter ; et ils ne croient plus à l’idéal. L’humanité va-t-elle donc s’arrêter dans sa marche, se détacher de la vie, aspirer au néant ?

Non, enseigne Nietzsche, la décadence ne conduit pas