Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/182

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qu’artiste. Or Nietzsche a considéré toute la réalité un peu comme il a considéré Schopenhauer et Wagner : il l’a transformée en « légendes » infiniment curieuses et attrayantes, mais qui sont plus intéressantes, peut-être, comme manifestations de la personnalité de Nietzsche que comme description ou interprétation du monde extérieur. Il saute aux yeux que dès l’instant où l’on se place à ce point de vue pour juger de l’œuvre de Nietzsche, il devient assez secondaire de savoir si, sur tel ou tel point particulier d’histoire, d’anthropologie ou de biologie, ses idées s’accordent ou non avec les idées généralement reconnues comme vérité objective. Pour cette même raison, aussi, il n’est pas d’une importance capitale pour apprécier la valeur de Nietzsche de rechercher dans le détail, ce qu’il doit à ses devanciers. Il est certain que, malgré ses prétentions à l’originalité complète, il a subi, consciemment ou non, l’influence de ses contemporains, et que sa pensée, lorsqu’on la dépouille du tour paradoxal et agressif qu’elle revêt sous sa plume est souvent beaucoup moins neuve qu’elle ne le semble au premier abord. L’individualisme intransigeant, le culte du moi, l’hostilité à l’État, la protestation contre le dogme de l’égalité et le culte de l’humanité se retrouvent, presque aussi fortement marqués que chez Nietzsche, chez un penseur assez oublié, Max Stirner, dont l’œuvre principale, l’Unique et sa propriété (1845), est fort curieuse à comparer à ce point de vue avec les écrits de Nietzsche[1]. Le développement de la personnalité, du moi « unique » et incomparable est aussi la doctrine essentielle du

  1. Sur Max Stirner, je renvoie à un article que j’ai publié sur les théories anarchistes de ce penseur dans la Nouvelle Revue (15 juillet 1894, p. 233 ss.) et surtout au livre de J. H. Mackay, M. Stirner, Sein Leben und seine Werke. Berlin, 1898. On trouvera une compara de Nietzsche et de Stirner dans le travail de II. Schellwien, Max Stirner und Fr. Nietzsche. Leipzig, 1892