Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/184

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un philosophe est bien plus importante que son œuvre.

Évidemment il ne faudrait pas pousser à l’extrême cette manière de voir, et, sous prétexte que la personnalité de Nietzsche est plus intéressante que son œuvre, dénier à cette dernière toute valeur objective. Ce serait là une erreur et une injustice. Je suis pleinement persuadé que l’historien et le philosophe peuvent trouver chez lui une foule de remarques très intéressantes par elles-mêmes et non pas seulement comme manifestations du moi de Nietzsche. J’essaye de montrer ailleurs[1] le très grand intérêt que présentent ses jugements sur Wagner — ceux de R. Wagner à Bayreuth comme ceux du Cas Wagner — pour l’historien qui cherche à se faire une idée juste de la valeur du grand artiste. Et il est absolument hors de doute que sur bien d’autres points encore les opinions de Nietzsche méritent d’être discutées et prises en très sérieuse considération. Tout ce que je veux dire, c’est que la valeur de l’œuvre de Nietzsche ne réside pas uniquement ni même principalement dans l’intérêt « objectif » que peuvent présenter ses idées. Sur ce point, je souscris pleinement au jugement que porte sur notre philosophe M. Brandes, quand il le compare à ses adversaires détestés, les philosophes anglais : « Lorsqu’on vient à lui après avoir fréquenté les philosophes anglais, on pénètre dans un monde tout nouveau. Les Anglais sont les uns comme les autres des esprits patients dont la tendance dominante est de mettre bout à bout et de relier les uns aux autres une multitude de petits faits pour découvrir ainsi une loi. Les meilleurs d’entre eux sont des génies aristotéliciens. Rarement ils attirent par leur personnalité même ; leur moi semble la plupart du temps peu complexe. Ils valent plus par ce qu’ils font que par ce qu’ils sont. Nietzsche, au contraire, est, comme Schopenhauer, un

  1. Voir la conclusion de mon étude sur R. Wagner, poète et penseur, Paris. Alcan, 1898.