Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devin, un voyant, un artiste, moins intéressant par ce qu’il fait que parce qu’il est[1]. » Pour apprécier son œuvre à sa valeur, il ne faut pas l’aborder comme on étudie un livre de science dont l’importance se mesure non à la qualité d’esprit de son auteur, mais à la somme de connaissances exactes et surtout de connaissances nouvelles qu’il renferme. On peut répéter à propos de Nietzsche le paradoxe que lui-même a émis à propos de Schopenhauer : peu importe la doctrine même d’un penseur ; tout philosophe peut se tromper ; ce qui vaut plus que tout système, c’est la qualité d’âme du penseur lui-même : « Il y a dans un philosophe ce qu’il n’y a jamais dans une philosophie : je veux dire la cause de beaucoup de philosophies, le grand homme. »

Il nous reste à examiner l’autre objection faite à l’œuvre de Nietzsche. Elle serait, entend-on dire de bien des côtés, pernicieuse au point de vue moral. — On reproche le plus souvent à Nietzsche ses instincts réactionnaires, son prétendu cynisme, son dilettantisme, son égotisme, sa dureté pour les faibles ; on dénonce, en Allemagne surtout, comme un danger public la diffusion de ses doctrines et la formation d’une école de « Nietzschéens ». Que faut-il penser de ces attaques que l’on rencontre à chaque pas dans les études consacrées à Nietzsche[2] ?

Commençons par reconnaître, d’abord, que certaines idées de Nietzsche, si elles sont mal comprises, peuvent évidemment servir de justification apparente à des doctrines morales infiniment déplaisantes. On peut, avec des aphorismes de Nietzsche, tenter l’apologie de l’égoïsme le plus brutal ou du dilettantisme le plus effréné. Et pourtant il ne suffit certes pas d’être un « arriviste » (pour nous servir du néologisme à la mode) ou un anarchiste

  1. Brandes. Menschen und Werke, p. 199.
  2. Voir p. ex. L. Stein, F. Nietzsche’s Weltanschauung und ihre Gefahren (D. Rundschau, t. LXXIV, p. 392 ss., et t. LXXV, p. 230, ss.).