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produit dans l’âme de Nietzsche. En bon protestant il avait cru à la vérité et au Dieu traditionnel sans séparer l’un de l’autre dans son adoration. Mais sa ferveur religieuse s’adressait en réalité au « Dieu de vérité » et quand, peu à peu, il lui parut qu’il lui fallait choisir entre « Dieu » et la « vérité », il resta en réalité fidèle à son instinct religieux en sacrifiant une croyance historique et traditionnelle à sa conviction intime et profonde. Et cette conviction dont nous connaissons maintenant l’origine dernière fut et resta le principe directeur de toute sa pensée et de toute sa vie, — car Nietzsche ne séparait pas sa vie de sa pensée et vivait son athéisme comme il avait vécu son christianisme. Poussé par cet instinct tout-puissant de sincérité intellectuelle, il démolit, pièce par pièce, tout l’édifice du vieux monde basé sur la croyance à Dieu. Il cessa de croire à la bonté et à l’ordre providentiel de la nature, de voir dans l’histoire la preuve d’une raison divine et l’indice d’une volonté morale dirigeant les destinées de l’humanité, d’interpréter les événements de notre vie comme des épreuves envoyées par Dieu pour nous mettre sur la voie du salut. Il mit en question toutes les croyances qui, au cours des siècles, ont consolé les hommes, toutes les valeurs qu’ils ont reconnues. Décidé à penser jusqu’au bout sa pensée, il révoqua en doute la morale, la vérité elle-même : il se demanda jusqu’à quel point il convenait de préférer le bien au mal, la vérité à l’erreur. Et à mesure qu’il s’enfonçait plus avant dans la négation, il découvrait aussi plus distinctement le but positif vers lequel il tendait, et formulait avec une clarté toujours plus grande sa réponse personnelle, individuelle au problème du sens de la vie : « Tous les Dieux sont morts : nous voulons à présent que le Surhomme vive[1]. » En perdant son Dieu, Nietzsche s’était trouvé lui-même.

  1. W. VI, 115