Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/51

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les yeux sur les douleurs humaines. Il a une source plus noble et plus belle. Les traditions des Grecs sur l’époque primitive, sur l’âge d’airain, sur la période des Titans prouvent qu’ils ont eu conscience, eux aussi, de l’universelle souffrance. Nietzsche rappelle, à l’appui de cette thèse, la réponse de Silène, le compagnon de Dionysos, au roi Midas qui lui demandait de lui révéler ce qui vaut le mieux pour l’homme : « Race d’éphémères misérables, fils du hasard et de la peine, pourquoi me contrains-tu à dire ce qu’il ne te sera pas agréable d’entendre ? Le bien suprême, à jamais inaccessible pour toi, c’est de n’être pas né, de n’être pas, de n’être rien. Le bien qui vient ensuite, c’est pour toi de mourir bientôt. » — Or cette faculté de souffrir, de sentir dans leur plénitude les épouvantes et les douleurs de l’existence contraignit les Grecs à créer — pour pouvoir continuer à vivre, — le monde brillant des dieux de l’Olympe. Les dieux helléniques sont la création éclatante et triomphale de l’esprit apollinien. Pour échapper à l’horreur de la réalité entrevue, le génie grec enfanta un peuple de dieux, une vision étincelante de la vie telle qu’elle méritait d’être vécue. Il crut à ces dieux qu’il avait créés, dans sa détresse, pour réagir contre l’envahissement du pessimisme. Et la vie lui parut de nouveau digne d’être vécue, puisqu’elle se déroulait dans un univers gouverné par des dieux si beaux. Homère est le type merveilleux du Grec apollinien, de l’artiste naïf, mais d’une naïveté combien voulue et raffinée ! La poésie homérique est le chant de triomphe de la civilisation grecque victorieuse des terreurs de l’époque des Titans ; elle marque le point culminant de l’illusion apollinienne par laquelle le Grec artiste sut se dissimuler à lui-même la tristesse et la laideur de la vie réelle.

En face de la culture apollinienne, cependant, se dressa bientôt la culture dionysienne ou plus exactement la culture tragique.