Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/52

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L’esprit dionysien était répandu dans tout le monde antique. Chez les barbares il amenait d’effroyables orgies où l’homme retournait à l’état de brute et s’abandonnait sans retenue aucune à ses instincts de volupté et de cruauté. Malgré son éloignement pour tout ce qui était barbare, le Grec céda à la contagion, d’autant qu’il sentait aussi, au fond de lui, l’esprit dionysien ; seulement ses orgies ne devinrent jamais bestiales : elles furent des fêtes où la nature célébrait sa délivrance, où l’homme s’exaltait dans le sentiment de sa communion avec l’univers. De ces orgies dionysiennes est sortie la tragédie grecque.

La tragédie grecque a pour origine, on le sait, un chœur de satyres. Pour les Grecs, les satyres sont des esprits de la nature qui vivent, indestructibles, derrière toute civilisation et qui par leur apparition même font disparaître la notion de civilisation, font tomber les barrières qui séparent l’homme de la nature, et montrent que la nature est toujours la même, éternellement puissante et féconde malgré l’écoulement incessant des générations et des peuples. Le Grec conçoit le satyre comme un être tout à fait « nature », indemne de toute culture, mais non pas comme une brute : il a quelque chose de sublime et de divin, il est le symbole des instincts les plus puissants de l’homme ; c’est un enthousiaste que l’approche du dieu exalte ; il est compatissant et pitoyable, car il partage les souffrances de Dionysos ; il est initié à la sagesse intime de la nature, il est le symbole de cette toute-puissante fécondité de la vie que le Grec admirait avec un respect religieux. — Ce chœur de satyres est à l’origine le représentant du public tout entier saisi par l’ivresse dionysienne. Par la danse et par la musique il éveillait chez le spectateur l’enthousiasme sacré ; il le conduisait ainsi à abolir en lui le souvenir de la civilisation, le souvenir de son individualité particulière, à