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prendre lui-même en quelque sorte l’àme d’un satyre, à partager son ivresse. Et quand tous les cœurs battaient à l’unisson, en proie au même délire sacré, alors, au sein du chœur extasié, s’élevait la radieuse vision du dieu Dionysos, qui se communiquait aussitôt à la foule des spectateurs. Ainsi l’ivresse dionysienne donnait naissance à une vision apollinienne qui n’était autre chose que la traduction précise, particulière et plastique de L’état d’âme imprécis et « musical » engendré par cette ivresse mystique.

La tragédie grecque est donc en définitive, une manifestation de l’état d’àme dionysien traduit et « spécialisé » en quelque sorte pour les yeux et pour l’intelligence à l’aide d’une image apollinienne. Par son inspiration essentielle elle est « musicale », elle est le cri de triomphe de la volonté qui se sent immortelle en face du flux perpétuel des choses humaines ; par sa forme elle est plastique et emprunte sa matière aux visions apolliniennes. Le héros unique de toute tragédie, c’est le dieu Dionysos. Il n’est d’abord qu’une vision du chœur des satyres et la tragédie, à son origine, est aussi purement lyrique : elle est un hymne en l’honneur du dieu, par lequel le chœur communique sa vision aux spectateurs. Plus tard cette vision est objectivée, mimée sur le théâtre afin de s’imposer avec plus d’intensité encore à l’imagination des spectateurs : la scène tragique devient l’image symbolique du cadre de nuages au milieu duquel la vision divine se montre aux bacchantes qui errent dans la vallée, ivres du dieu, et qui sont représentées par le chœur. Plus tard encore, Dionysos ne se manifeste plus sous sa forme divine, mais sous les formes plastiques variées des héros en qui il s’est incarné, sous le masque tragique d’un Prométhée ou d’un Œdipe. Tous ces héros des vieux mythes de l’époque homérique sont en effet conçus comme des avatars du dieu : « Dionysos, l’unique, le réel héros de toute tragédie, apparaît sous des formes