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seul hasard le soin de faire surgir l’individu de génie du milieu de la masse des médiocres ; les hommes doivent n’efforcer en pleine connaissance de cause de faire naître, par la sélection, par une éducation appropriée, une race de héros : « Il est possible, affirme Nietzsche, d’obtenir, par d’heureuses inventions, des types de grands hommes tout autres et plus puissants que ceux qui, jusqu’à présent, ont été façonnés par des circonstances fortuites. La culture rationnelle de l’homme supérieur : c’est là une perspective pleine de promesses[1]. »

Nietzsche ne recule devant aucune des conséquences de sa doctrine, même devant les plus dures et les plus cruelles. Il sait que la production de toute aristocratie nécessite une armée d’esclaves, et il le dit sans détour. « L’esclavage est une des conditions essentielles d’une haute culture : c’est là, il faut bien le dire, une vérité qui ne laisse plus place à aucune illusion sur la valeur absolue de l’existence. C’est là le vautour qui ronge le foie du moderne Prométhée, du champion de la civilisation. La misère des hommes qui végètent péniblement doit être encore augmentée pour permettre à un petit nombre de génies olympiens de produire les grandes œuvres d’art[2]. » Le progrès de la culture n’a donc pas le moins du monde pour effet de soulager les humbles. Les ouvriers du xixe siècle ne sont pas plus heureux que les esclaves de l’époque de Périclès ; et si, à notre civilisation scientifique et optimiste succédait une période de culture « tragique » comme celle que souhaite Nietzsche, le sort des travailleurs et des miséreux ne deviendrait en rien plus enviable. Au lieu d’être exploités par une classe de capitalistes dépourvue de toute noblesse et de toute grandeur, ils feraient vivre une élite glorieuse et magnifique

  1. W. X. 375.
  2. W. IX. 98.