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de génies, mais ils seraient esclaves comme par devant, L’homme « tragique » n’a donc pas seulement contre lui le ressentiment et la haine des opprimés, des parias de la civilisation ; mais il lui faut vaincre encore un ennemi bien autrement dangereux : la pitié, qui déchire son propre cœur et le pousserait, s’il l’écoutait, à sacrifier la culture au bonheur matériel de l’humanité. Il se heurte là à la loi inexorable qui régit l’univers : celui qui veut vivre — ou plutôt qui est condamné à vivre dans ce monde où règne la souffrance et la mort, — doit aussi renfermer en lui cette contradiction intime et douloureuse qui est l’essence même de toute vie, de tout devenir. « Chaque instant dévore le précédent ; chaque naissance est la mort d’êtres innombrables ; engendrer, vivre et assassiner ne sont qu’un. Et c’est pourquoi aussi nous pouvons comparer la culture triomphante à un vainqueur dégouttant de sang et qui traîne à la suite de son cortège triomphal un troupeau de vaincus, d’esclaves, enchaînés à son char[1]. »

Il nous faut donc, conclut Nietzsche, si nous voulons être francs avec nous-mêmes, renoncer sur ce point à toute illusion optimiste. L’Européen d’aujourd’hui qui, dans son rationalisme naïf, s’imagine que la science conduit au bonheur, et regarde le bonheur de tous comme la fin dernière de toute civilisation, essaie de nier la misère du peuple d’esclaves qui est la condition sine qua non de la société moderne ; il voudrait tromper les forçats du travail sur leur véritable condition en leur vantant la « dignité du travail », dissimuler la banqueroute de la science en proclamant qu’il est plus noble de gagner son pain à la sueur de son front que de vivre dans l’oisiveté. Pauvre sophisme, en vérité, et qui ne trompe plus personne, aujourd’hui, ni les prolétaires qui sont socialistes, ni les riches qui n’ont

  1. W. IX, 99 s.