Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/70

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sement et finalement le condamne — car tout ce qui est, est digne de disparaître, et par là condamnable — est une arme précieuse pour ceux qu’opprime le poids du passé et qui doivent s’en affranchir pour pouvoir continuer à vivre. — Mais l’histoire devient une puissance redoutable et malfaisante dès qu’elle s’érige en science indépendante de la vie, dès qu’elle émet la prétention d’avoir par elle-même une valeur absolue et qu’elle adopte pour devise : fiat veritas, pereat vita. Au lieu d’être un principe de vie, elle devient alors un principe de mort. Elle remplit l’homme d’une foule de connaissances stériles qui font de lui un dictionnaire encyclopédique au lieu de le pousser à l’action ; bien plus, elle entrave le développement de sa personnalité : elle fait naître en lui le sentiment déprimant qu’il est un épigone, un tard-venu capable seulement d’apprendre l’histoire, mais non plus de la faire lui-même. — Pourtant, répliquent les apologistes, de la culture historique, l’histoire, à défaut d’autres mérites, a du moins celui de nous apprendre à juger des hommes et des choses avec une équité objective. Il n’en est rien, répond Nietzsche : en réalité on appelle « objectif » l’historien qui apprécie le passé en prenant pour norme de ses jugements les préjugés de son temps, « subjectif » celui qui s’écarte des idées régnantes ; aussi bien n’est-il nullement utile que l’historien soit « impartial », autrement dit qu’il se place en spectateur désintéressé en face du problème qu’il étudie ; bien au contraire : celui-là seul est digne d’écrire l’histoire, qui travaille le mieux à l’édifice du présent : « L’homme d’expérience, l’homme supérieur écrit seul l’histoire. Qui ne compte pas dans son existence des instants où il a été plus grand plus sublime que tous les autres, ne saura pas deviner ce qu’il y a de grand et de sublime dans le passé. L’esprit des siècles passés est toujours une sentence d’oracle : vous ne la comprendrez que si vous êtes les architectes de l’avenir, les « voyants » du