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nitive a travaillé pour plaire au public du xiiie siècle — nobles ou vilains ; — il a donc adapté son récit au goût de ce public, à sa façon de concevoir l’existence héroïque. Les chevaliers et les princesses qu’il met en scène ont bien le costume de l’époque. Les rois donnent des fêtes brillantes où ils convient leurs amis et vassaux ; les héros sont généreux et courtois : ils aiment les tournois et les jeux guerriers, vont à la messe, s’empressent autour des dames et soupirent amoureusement pour la belle qui a conquis leur cœur. À tout instant, le lecteur est arrêté par une description de fête, d’armes ou d’habits, par une visite de cérémonie ou une réception solennelle. Souvent la muse qui inspire le poète du Nibelungenlied est « une vierge délicate, mignonne et blonde, qui tressaille en voyant briller une épée[1] ». Elle lui parle d’amour, de galanterie ; elle lui dit de chanter, comme les Minnesänger, non plus seulement les actions des hommes, leur vie extérieure, mais aussi leur vie intérieure, les sentiments qui les animent et qui les font agir. Mais les données fondamentales du Nibelungenlied sont bien antérieures au xiiie siècle. La légende de Sigfrid est l’une des créations les plus anciennes de l’imagination germanique ; par ses origines, elle remonte certainement au delà du ve siècle ; dès l’an 600, en tout cas, ses grandes lignes sont définitivement arrêtées. Au fond, le Nibelungenlied est le poème des grandes invasions, et sous les broderies brillantes des jongleurs autrichiens apparaît à tout instant la trame ancienne. Les chevaliers courtois dont on nous raconte les exploits, les aimables princesses dont on nous vante les charmes et les vertus oublient tout à coup leurs manières élégantes, laissent là leur beau langage de cour et sont emportés par des passions d’une violence irrésistible, par les instincts sauvages et puissants de la bête humaine. Pour satisfaire leurs haines, pour apaiser leur soif de vengeance, ils font couler le sang à flots, et ce poème, où s’épanouissent tant de scènes gracieuses et riantes, se termine par une horrible boucherie, par le massacre de presque toute la race

  1. Scherer, Vorträge und Aufsätze, p. 123.