Page:Lirondelle - Le poète Alexis Tolstoï, l’homme et l’œuvre, 1912.djvu/609

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C’est toujours ainsi que se terminaient ces disputes. Je me gardai bien d’en faire part à d’Urfé, afin de ne pas le rendre plus présomptueux qu’il ne l’était déjà, quand un beau jour le commandeur vint m’annoncer qu’il avait reçu une lettre de mon père, par laquelle celui-ci le priait de m’accompagner dans notre château des Ardennes. La lettre du commandeur en contenait une incluse pour moi. Mon père m’y témoignait le désir de me revoir et pour que la perspective d’un automne à passer au milieu des forêts ne m’effrayât pas trop, il me faisait entendre que plusieurs familles de notre voisinage avaient préparé une fête à quatre lieues de chez nous, dans le château d’Haubertbois.

Il ne s’agissait ni plus ni moins que d’un grand bal costumé, et mon père m’écrivait de me dépêcher de venir si je voulais y prendre part.

Le nom d’Haubertbois éveilla en moi bien des souvenirs. Je me rappelai avoir entendu dans mon enfance des récits étranges sur ce vieux château abandonné et sur la forêt qui l’entourait. Il y avait surtout une légende populaire qui m’avait toujours donné la chair de poule : on prétendait que parfois dans cette forêt les voyageurs étaient Poursuivis par un homme gigantesque, d’une pâleur et d’une maigreur effrayantes, qui courait à quatre pattes après les voitures et s’efforçait d’en saisir les roues en poussant des cris et en demandant à manger. Cette dernière circonstance lui avait valu le surnom de « l’affamé ». On l’appelait aussi : « le prieur d’Haubertbois ». Je ne sais pourquoi l’idée de cette figure hâve, courant à quatre pattes, me paraissait plus effrayante que tout ce qu’on aurait pu imaginer de plus affreux. Souvent, en revenant le soir de la promenade, je poussais un cri involontaire et je serrais convulsivement le bras de ma bonne. C’est que j’avais cru entrevoir dans le crépuscule le hideux prieur rampant entre les arbres.

Mon père, plus d’une fois m’avait grondée de ces imaginations, mais j’y revenais malgré moi. — Voici pour la forêt. — Quant au château, son histoire était en quelque sorte liée avec celle de notre famille. Il avait appartenu lors des guerres avec les Anglais, à un sire Bertrand d’Haubertbois, ce même chevalier qui, n’ayant pu obtenir la main de ma trisaïeule, voulut l’enlever de force et que celle-ci d’un regard fit tomber dans les fossés au moment où il était suspendu à une échelle.