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THUCYDIDE, LIV. III.

gneront aussi long-temps que la nature humaine sera la même, mais toutefois avec des caractères plus ou moins graves, plus ou moins variés, suivant la diversité des conjonctures. En effet, pendant la paix, et au sein de la prospérité, les états et les particuliers sont animés d’un meilleur esprit, parce qu’ils ne tombent pas en d’impérieuses nécessités ; mais la guerre, qui détruit l’aisance journalière, maître violent dans ses leçons, plie aux circonstances les mœurs du plus grand nombre.

Les séditions agitaient donc les villes, et celles que l’esprit de discorde gagnait un peu plus tard, instruites au crime par le récit des crimes antérieurs, portaient loin l’excès des nouveautés à imaginer, soit dans la combinaison des attaques, soit dans l’atrocité des vengeances. La signification ordinaire des mots qui servent à caractériser les actions, fut changée conformément au nouveau code de justice. L’audace inconsidérée fut traitée de zèle intrépide pour ses amis, la lenteur qui prévoit, de crainte décorée d’un beau nom ; la modération fut appelée pusillanimité ; une prudence soutenue, la vertu des hommes qui ne sont bons à rien. La folle précipitation fut regardée comme le propre des hommes courageux. Délibérer avec sagesse afin de ne rien hasarder imprudemment, c’était un prétexte honnête pour ne pas s’engager. L’homme emporté était un homme sûr ; celui qui le contredisait, un homme suspect. Ourdir les trahisons et réussir, annonçait de l’habileté ; les prévenir, c’était prouver bien plus d’esprit. Prendre d’avance ses mesures pour n’avoir besoin ni de recourir à la ruse ni de la déjouer, c’était se montrer ami déloyal et timide ennemi. Prévenir un adversaire disposé à nuire, solliciter au mal celui qui n’y songeait pas, méritait également des éloges. On préférait les amitiés de parti à celles de parenté, comme plus prêtes à tout oser sans jamais prétexter aucune excuse. En effet, ces associations ne se faisaient pas dans l’intérêt des lois établies ; l’ambition seule les formait contre les lois. Ceux qui entraient dans les ligues, fondaient leur confiance non pas sur le nom des dieux attestés par serment, mais sur la complicité des crimes. La faction contraire faisait-elle de sages propositions, on les adoptait, non par générosité, mais pour voir si les actions répondraient aux paroles. On préférait le plaisir de se venger à la satisfaction de n’avoir pas reçu d’offense. Les sermens de réconciliation étaient respectés pour le moment, parce qu’on se trouvait dans une crise violente, et qu’on n’avait pas d’autre ressource. Mais, à la première occasion, on gagnait les devans : on frappait son ennemi sans défense, et l’on trouvait, précisément à cause de la bonne foi violée, sa vengeance bien plus douce que si l’on eût attaqué à découvert (un ennemi à qui l’on n’eût prêté aucun serment). Outre l’avantage de s’être vengé sans péril, on avait fait preuve d’habileté en triomphant par surprise : car, pour l’ordinaire, on accorde plus facilement à la perfidie le nom d’habileté, qu’à la simplicité celui de probité. Aussi voit-on souvent les hommes rougir de la bonne foi et faire gloire de la perfidie.

La source de tous ces maux était dans ce désir de commander qu’inspirent l’ambition et la cupidité, principes d’où naît l’ardeur de tous les hommes que la rivalité met aux prises. Ceux, en effet, qui dans chaque ville tenaient le premier rang, décorant de noms honorables une domination usurpée, et se proclamant défenseurs, les uns de l’égalité politique, bienfait du gouvernement populaire, les autres d’une aristocratie modérée, faisaient tous de l’état qu’ils affectionnaient,

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