Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/227

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
226
THUCYDIDE, LIV. III.

à les entendre, le prix de leurs déplorables luttes. Mettant tout en œuvre pour se supplanter les uns les autres, leur audace ne reculait devant aucun excès, leur cruauté allait toujours croissant. Marchant de rigueurs en rigueurs, n’envisageant ni la justice, ni l’intérêt public, leur vengeance ne s’arrêtait qu’au gré de la passion. Recourant, pour le maintien de leur puissance, tantôt à des jugemens dont l’iniquité se couvrait de formes légales, tantôt à la force ouverte, ils se montraient toujours prêts à assouvir la fureur du moment, en sorte qu’ils abjuraient les uns et les autres tout sentiment religieux, et que les plus estimés étaient ceux à qui il arrivait d’obtenir un éclatant succès en parant leurs actions de noms honnêtes. Les plus modérés périssaient victimes des factions, ou parce qu’ils refusaient de combattre avec elles, ou parce qu’on les voyait d’un œil jaloux se mettre à l’abri des désastres publics.

Chap. 83. L’Hellade fut donc infestée de tous les genres de malheurs et de crimes. La confiance, ce sentiment si naturel aux âmes nobles, ne fut plus qu’un ridicule et disparut. Nourrir dans son cœur une défiance qui armait les citoyens les uns contre les autres, était presque un mal universel. Rien ne pouvait rapprocher les esprits ; ni l’entraînement de l’éloquence, ni les sermens qu’on ne craignait plus de violer. Tous, trop habiles pour ne pas sentir l’impossibilité de compter sur quelque chose de stable, songeaient plus à se mettre à l’abri du péril le plus imminent qu’à se commander le sentiment de la confiance. Ceux qui avaient le moins d’avantages du côté de l’esprit, étaient ceux qui réussissaient le mieux. En effet, par cela même qu’ils redoutaient leur propre insuffisance, et l’adresse d’ennemis ou plus puissans par leur éloquence, ou plus astucieux et plus prompts à tendre des piéges, se portaient brusquement à des coups de mains : les autres, au contraire, méprisant même les trames qu’ils pressentaient, et jugeant qu’il est inutile d’agir lorsqu’on a l’habileté de prévoir, se trouvaient surpris sans défense et succombaient plus facilement.

Chap. 84. Corcyre offrit donc la première le spectacle de tous les excès. On vit tout ce que peuvent entreprendre, pour se venger, des malheureux long-temps gouvernés avec une insolence tyrannique, au lieu d’être traités avec modération ; tout ce qui peut être commis d’infractions à la loi par des infortunés qui veulent se délivrer de l’indigence, et qui, égarés par leur passion, ne songent qu’à s’emparer des richesses d’autrui, au mépris de la justice ; enfin tout ce que peuvent exercer d’atrocités et de fureurs des hommes qui, armés moins par la cupidité que pour le maintien de l’égalité politique, marchent d’excès en excès, ne prenant conseil que de l’ignorance et d’une fougue insensée.

Au milieu de cette confusion de tous les principes, l’homme, qui se plaît à commettre l’injustice, même sous l’empire des lois qui la condamnent, ayant secoué ce joug, se montra à découvert tel qu’il est, sans force contre sa passion, fort contre la justice qu’il anéantit, ennemi de toute supériorité. Sous le règne des lois, privé d’une funeste puissance, il n’eût jamais préféré, ni la vengeance à tout ce qu’il y a de sacré, ni le gain à l’équité. L’insensé ! pour triompher de ses ennemis, il prétend détruire ces mêmes lois, qui, à des époques de semblables crises, aux jours du malheur, veilleraient pour le salut de tous et offriraient encore quelque lueur d’espérance : il ne laisse rien subsister de ce qui deviendrait la sauve-garde de quiconque réclamerait l’appui de quelqu’une de ces lois.