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XÉNOPHON, LIV. II.

talens et le goût de son métier. Il resta chez les Lacédémoniens tant qu’ils furent en guerre avec Athènes. La paix s’étant faite, il persuada à sa patrie que les Thraces insultaient les Grecs ; et ayant gagne comme il put les Éphores, il mit à la voile pour faire la guerre aux Thraces qui habitent au-dessus de la Chersonèse et de Périnthe. Après son départ, les Éphores changèrent d’avis et tâchèrent de le faire revenir de l’Isthme. Il cessa alors de leur obéir et continua sa navigation vers l’Hellespont. Cette désobéissance le fit condamner à mort par les magistrats de Sparte. N’ayant plus de patrie, il vint trouver Cyrus ; et j’ai indiqué ailleurs de quelle manière il gagna la confiance de ce prince. Cyrus lui donna dix mille dariques. Cléarque les ayant reçues ne s’abandonna point à une vie voluptueuse et oisive ; mais avec cet argent il leva une armée, et fit la guerre aux Thraces. Il les vainquit en bataille rangée, puis pilla et ravagea leur pays. Cette guerre l’occupa jusqu’à ce que ses troupes devinssent nécessaires à Cyrus. Il partit alors pour aller faire une nouvelle guerre avec ce prince.

Tous ces traits me paraissent indiquer un homme passionné pour la guerre ; qui la préfère à la paix, dont, sans honte et sans dommage, il pourrait goûter les douceurs ; qui, lorsque l’oisiveté lui est permise, va chercher les fatigues de la guerre, et lorsqu’il peut jouir sans péril de ses richesses, aime mieux les dissiper en courant aux combats. Il dépensait pour la guerre comme un autre fait pour ses amours, ou pour quelque genre de volupté. Tel était le goût de Cléarque pour le métier des armes. Quant à ses talens, voici d’après quoi l’on en peut juger. Il aimait les dangers ; conduisait, la nuit comme le jour, ses troupes à l’ennemi, et, dans les occasions périlleuses, il était prudent et fécond en expédiens, comme l’ont avoué tous ceux qui l’y ont vu. Il passait pour avoir, autant qu’il est possible, le don de commander, mais d’après son génie particulier ; car nul ne fut plus capable que lui d’inventer les moyens de fournir ou de faire préparer des vivres à ses troupes. Il savait aussi inculquer à tout ce qui l’entourait qu’il ne fallait pas lui désobéir. Il retirait cet avantage de sa dureté ; car il avait l’aspect sévère, la voix rude. Il punissait toujours avec rigueur et quelquefois avec colère, en sorte qu’il s’en est plus d’une fois repenti. C’était cependant aussi par principe qu’il châtiait ; car il regardait des hommes indisciplinés comme n’étant bons à rien. On prétend même lui avoir entendu dire qu’il fallait que le soldat craignît plus son général que l’ennemi ; soit qu’on lui prescrivît de garder un poste, ou d’épargner le pays ami, ou de marcher avec résolution à l’ennemi. Aussi dans les dangers, les troupes le désiraient ardemment pour chef, et le préféraient à tout autre. La sévérité de ses traits se changeait alors, disait-on, en sérénité, et sa dureté avait l’air d’une mâle assurance qui ne devait plus faire trembler que l’ennemi, et où le soldat lisait son salut ; mais le péril évanoui, dès qu’on pouvait passer sous les drapeaux d’un autre chef, beaucoup des Grecs quittaient les siens ; car il n’avait point d’aménité : il se montrait toujours dur et cruel, et ses soldats le voyaient du même œil que des enfans voient leur pédagogue. Aussi n’y eut-il jamais personne qui le suivît par amitié et par inclination. Mais ceux que leur patrie, le besoin, ou quelque autre nécessité avaient mis et forçaient de rester sous ses ordres, servaient avec une subordination sans égale. Dès que ses troupes eurent commencé à vaincre sous lui, beaucoup de raisons les rendirent ex-