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XÉNOPHON, LIV. V.

point d’ici : ce fut alors que je vous frappai. Le fait est vrai ; car il me parut que vous aviez très bien su qu’il respirait encore lorsque vous aviez préparé sa sépulture. — Eh quoi ! reprit l’accusateur, en est-il moins mort depuis ce moment où je vous le représentai ? — Nul de nous, répliqua Xénophon, n’est immortel : faut-il pour cela nous enterrer tout vivans ? » Alors il n’y eut qu’une voix dans l’assemblée : on s’écria que l’homme qui se plaignait n’avait pas été assez châtié. Xénophon invita ensuite ses autres accusateurs à exposer pourquoi il avait porté la main sur chacun d’eux. Aucun ne se levant, et tous restant muets, il parla lui-même en ces termes :

« Soldats, je conviens que j’ai frappé beaucoup de Grecs, parce qu’ils sortaient de leurs rangs ; ils n’ont dû leur salut qu’à ceux d’entre vous qui restaient à leur poste et combattaient l’ennemi lorsqu’il se présentait, tandis que cette foule de pillards quittait le gros de l’armée, courait en avant au butin, et cherchait à s’enrichir plus que les braves. Si nous les avions tous imités, nous aurions tous péri. J’aurai frappé encore, et forcé de marcher, un soldat qui se laissait aller, ne voulait point se lever, et se livrait, pour ainsi dire, lui-même à l’ennemi ; car il m’est arrivé à moi-même, dans la rigueur du froid, ayant attendu que des Grecs eussent chargé leurs équipages, et étant resté long-temps assis, de m’apercevoir que j’avais peine à me relever et à étendre mes jambes. D’après cette expérience personnelle, dès que je voyais quelqu’un s’asseoir et faire le paresseux, je le faisais marcher devant moi ; car le mouvement et l’action fournissent une sorte de chaleur et de souplesse aux membres. Je remarquais, au contraire, que le repos et l’attitude où l’on reste, quand on se tient assis, contribuaient à glacer le sang et à faire geler les doigts des pieds, accident que vous savez être arrivé à plusieurs d’entre vous. Peut-être trouvant un homme qui restait en arrière par nonchalance, qui se faisait attendre par vous qui marchiez à la tête de la colonne, et qui bouchait le passage à notre arrière-garde, je lui aurai donné des coups avec ma main, pour lui épargner ceux qu’il aurait reçus de là lance des Barbares. Ceux que j’ai ainsi sauvés peuvent maintenant me demander compte d’un châtiment inique que je leur aurai infligé ; mais s’ils étaient tombés au pouvoir de l’ennemi, quels maux auraient-ils soufferts ! quelle justice s’en seraient-ils fait rendre ! Mon raisonnement, poursuivit-il, est simple : si j’ai puni un Grec, pour son bien, j’avoue que j’ai mérité la même peine qu’un père qui châtie ses enfans, qu’un maître qui corrige ses écoliers : les chirurgiens coupent un membre et appliquent le feu pour le salut du malade. Si vous croyez que je me sois conduit ainsi par vivacité, songez que, grâces aux Dieux, je vis maintenant dans une sécurité bien plus grande qu’alors ; je me sens plus d’audace ; je bois plus de vin, et je ne frappe cependant aucun soldat ; car je vois qu’un calme heureux a succédé pour vous aux orages ; mais lorsqu’une tempête agite la mer et soulève des montagnes de flots, ne voyez-vous pas que, pour un signe de tête, le pilote se met en colère contre les matelots de la proue, et que le timonier exerce un pouvoir non moins despotique contre ceux de la poupe ? C’est qu’en cet instant critique la faute la plus légère peut faire engloutir tout l’équipage. Mais n’avez-vous pas pro-