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XÉNOPHON, LIV. VI.

On mit à la voile le lendemain, par un vent favorable, et on côtoya la terre pendant deux jours. Les Grecs découvrirent, en passant, le promontoire de Jason, où l’on dit qu’Argo, le plus célèbre des navires, mouilla autrefois ; ils aperçurent ensuite les embouchures de différens fleuves : d’abord celle du Thermodon, puis celle de l’Halys, enfin celle du Parthénius[1]. Après avoir passé devant cette dernière, on arriva à Héraclée, ville grecque, colonie de Mégare, située dans le pays des Maryandéniens ; la flotte grecque mouilla près de la Chersonèse Achérusiade : c’est là, dit-on, qu’Hercule descendit aux enfers pour enchaîner Cerbère ; et comme preuve de sa descente, on montre encore un gouffre qui a plus de deux stades de profondeur. Les habitans d’Héraclée envoyèrent aux Grecs les dons de l’hospitalité, trois mille médimnes de farine d’orge, deux mille cérames de vin, vingt bœufs et cent moutons. La plaine est traversée par un fleuve nommé le Lycus, large d’environ deux plèthres.

Les soldats s’étant assemblés, délibérèrent s’ils continueraient leur route par terre ou par mer, jusqu’à leur sortie du Pont. Lycon d’Achaïe se leva et parla en ces termes : « Soldats, je suis étonné de la négligence de nos généraux qui ne tâchent point de nous procurer de quoi acheter des provisions : les présens de l’hospitalité, qu’on vient d’envoyer à l’armée, suffiront à peine pour la nourrir trois jours, et je ne vois pas où nous fournir de vivres pour continuer notre route : je suis donc d’avis de demander à la ville d’Héraclée une contribution d’au moins trois mille cyzicènes. » Un autre opina à exiger la solde de l’armée pour un mois, ce qui devait monter à dix mille cyzicènes pour le moins. « Choisissons, dit-il, des députés ; envoyons-les sur-le-champ à Héraclée, pendant que nous resterons assis dans ce lieu, et quand ils nous auront fait leur rapport, nous aviserons en conséquence à prendre un parti. » On proposa d’élire divers députés, Chirisophe, d’abord comme généralissime : quelques uns nommèrent aussi Xénophon ; mais Chirisophe et lui refusèrent fermement de se charger de cette ambassade ; car ils pensaient, l’un et l’autre, qu’il fallait ne rien exiger d’une ville grecque et amie, mais se contenter de ce qu’elle donnait volontairement. Comme on vit le peu de zèle qu’ils avaient pour un tel emploi, on envoya Lycon d’Achaïe, Callimaque Parrhasien, et Agasias de Stymphale : arrivés à Héraclée, ils dirent ce qui avait été arrêté au camp ; on prétend que Lycon ajouta même des menaces, et fit sentir ce qu’on aurait à craindre si l’on ne donnait entière satisfaction à l’armée. Les habitans répondirent aux députés qu’ils délibéreraient sur leur proposition ; ils firent rentrer aussitôt les effets qu’ils avaient dans les champs, approvisionnèrent leur ville, en fermèrent les portes, et on vit briller des armes sur les remparts.

  1. Xénophon semble joindre au mérite d’une élégance simple celui de l’exactitude historique. Voici cependant une erreur géographique où il est tombé. Le Thermodon, l’Iris et l’Halys se jettent certainement dans le Pont-Euxin, entre Trébizonde et Sinope. J’ai consulté le douzième livre de Strabon, la description du tout de l’Euxin, Periplus Ponti-Euxini, qu’on attribue à Arrien, des cartes modernes et des relations de voyageurs. Leur témoignage unanime ne permet pas de douter de ce fait. Comment est-il donc possible que les Grecs, dans leur navigation de Sinope à Héraclée, passent devant les embouchures du Thermodon et de l’Halys ? On pourrait en dire autant sur le rivage de Jason, dont plusieurs auteurs anciens ont déterminé la position entre Cotyore et Sinope. Peut-être Xénophon n’écrivit-il son journal que pendant sa retraite à Scilunte, et sa mémoire le trompa-t-elle sur le seul fait où l’on puisse le soupçonner d’inexactitude.